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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel
Autoren: Jean Rouaud
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d’importance pour certains, mais ceux-là ne m’enlèveront pas que, suite à
ce bombardement tragique par les forteresses volantes américaines, pendant des
années je n’ai pu entendre sans frayeur le grondement d’un avion.
    Ses derniers moments, si je ne les avais pas évoqués,
j’aurais soutenu que c’était délibéré, par discrétion, ou pour n’avoir pas à
revivre cette, oui, épreuve, car c’en fut une aussi pour les témoins, ses trois
vieux enfants rassemblés autour du lit comme dans ces peintures anciennes où
leurs disciples en larmes assistent saint François d’Assise ou saint Dominique
mourants, les uns la face enfouie dans les draps, les autres le regard ennoyé
amoureusement tourné vers le saint, d’autres encore la tête levée vers le ciel
comme pour guetter la venue des anges. Vu de la fenêtre du CHU de Nantes, au
quatrième étage, c’étaient des anges sans ailes, en blouses blanches, qui se
posaient sur l’héliport aménagé sur un toit-terrasse en contrebas de la
chambre, débarquant précipitamment de l’appareil, positionné au centre d’un
cercle blanc, un brancard sur lequel un malade sanglé, relié à des perfusions,
avait sans doute conscience qu’il jouait son va-tout, que l’ennemi ce n’était
pas le mal contre lequel il luttait mais le temps, comme si ses perfusions
faisaient office de clepsydres, et qu’une poignée de secondes allait décider de
son sort. A cette différence aussi que nous nous efforcions de plaisanter, ce
qui n’était sans doute pas le cas dans l’entourage de François et de Dominique,
même si sur son lit de mort le très rigoureux Dominique livra à ses fidèles cet
aveu, à peine un repentir, qu’il avait toujours préféré à la confession des
vieilles dames celle des jeunes filles. Ce qui ne surprend qu’à moitié, la
sainteté ne se conçoit pas sans cette faculté poétique qui fait défaut aux
disciples, lesquels, consciencieux, laborieux, pâles copies, à qui il manque
d’être libres, s’offusquent peut-être en secret de cette inclination pour la
beauté, préférant évoquer les hauts faits édifiants du patron, comment il lava
les pieds, ou les morceaux de pied, d’un lépreux, reçut les stigmates, demeura
en lévitation, ce qui suffit à distinguer un saint d’élite du commun des
mortels, au lieu que nous, nous rameutions nos meilleurs souvenirs, tous ceux
où notre mère, malgré elle souvent, nous avait amusés, ce qui bien sûr n’était
pas de son goût et nous valait, à chaque fois, d’affronter ses mimiques en
forme de rebuffades, lèvres pincées et menton tremblant. Nous égrenions avec
bonne humeur autour du corps râlant ses petites manies qui nous avait tant
agacés et dont nous sentions, maintenant qu’elle allait nous quitter, qu’elles
commençaient à nous manquer. Nous parlions par citations que nous seuls étions
en mesure d’interpréter, qu’un entrant inopiné eût considéré comme venant
d’esprits simplets. Par exemple, alors que la température montait dans la
chambre, l’un de nous a dit : Vous n’avez pas chaud, mes petits
enfants ? C’était un de ses classiques, par quoi l’on comprenait qu’elle
avait envie qu’on ouvre le vasistas de la cuisine, étant bien entendu qu’elle
ne voulait rien paraître exiger.
    Ils ont toujours prétendu que je n’avais pas le sens de
l’humour. J’ai souvent noté que lorsque l’humour s’exprimait à leurs dépens,
ils n’en avaient pas beaucoup non plus. Mais de les sentir tous les trois
autour de moi, ça m’a rappelé quand nous étions réunis dans la cuisine, après
la mort de leur père, et que je préparais les repas en silence, pendant
qu’assis autour de la table ils jouaient, préparaient leur devoir, ou se
disputaient. Mais parlons d’autre chose. Ce ne fut pas la période la plus
facile. J’ai bien cru d’ailleurs que je ne m’en remettrais pas. Je me souviens
à ce sujet de m’être confiée un jour à une cliente au magasin. Mais je ne vous
apprends rien, là encore, il a tout dit. Dans ce corps à corps, elle douta
longtemps d’avoir le dessus, au point qu’il lui sembla que le décompte était
entamé, qui la verrait avant un an toucher définitivement le fond de sa vie de
ses deux épaules. C’était peu de temps après la nuit tragique. Notre jeune sœur
de retour de l’école traversait le magasin, quand elle fut arrêtée par un
sanglot, trop familier à présent, provenant du sous-sol où se
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