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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel
Autoren: Jean Rouaud
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tout se
serait arrêté ce jour-là, c’est-à-dire que de cet épisode, de ce boycottage de
mon cours de comptabilité pour les beaux yeux de Pierre-Richard Willm dans le
rôle de Monte-Cristo, on n’aurait jamais entendu parler, pas plus que des deux
sœurs de Jean, le mari de ma sœur Claire, ensevelies sous les arches effondrées
du pont Sauvetout, le bien mal nommé. Or à ce sujet mon fils a reçu des lettres
dans lesquelles il était précisé que Le Comte de Monte-Cristo ne se
donnait pas au Katorza, mais à l’Olympia, qui se trouve rue Franklin, à deux
pas de là (avec preuve à l’appui et évocation d’un père qui y avait été
opérateur avant la guerre, de sorte que, durant sa captivité en Allemagne, sa
famille y avait ses entrées), et puis que les sirènes annonçant l’alerte ont
interrompu le film déjà commencé, et pour certains quasi terminé, alors qu’il
me semblait dans mes souvenirs qu’elles avaient surgi au cours du générique
d’ouverture. Et toutes ces précisions pourquoi, sinon pour insinuer que peut-être
je n’y étais pas, puisque dans une première version je prétendais que c’était
Pierre Blanchar, quand c’est bien Pierre-Richard Willm qui tient le rôle-titre.
Ce qui nous fait trois erreurs : sur le nom de l’acteur, la localisation
du cinéma, et le moment du déclenchement de l’alerte. D’où conclusion
subliminale de nos fins limiers : elle n’y était pas. Elle a tout inventé.
Pour quelle raison ? Qu’avait-elle à cacher ? Vous prenez le ciel sur
la tête, il vous apparaît que vos chances de survie sont minimes, que ça va se
jouer à peu chose sur quoi vous n’avez aucun pouvoir, tandis que la voûte de la
cave où vous avez trouvé refuge tremble comme une feuille, et on laisse
entendre que pendant ce temps-là vous étiez peut-être à prendre du bon temps.
On connaît le mécanisme. Sur un tel principe, on invoque le témoignage d’un
miraculé des camps qui dans son souvenir voyait le gaz assassin sortir par
telle pomme de douche alors qu’il sortait par celle-là, et on en conclut que
toute cette histoire est une fable et que les six millions d’hommes de femmes
et d’enfants qui manquent à l’appel ont profité de la confusion de la guerre
pour se faire porter pâles et, comme des escrocs à l’assurance, coulent des
jours heureux sur Mars, sans doute, puisque aucun atoll du Pacifique ne saurait
être assez vaste pour les accueillir.
    Sur le coup on demeure persuadé qu’un événement aussi
marquant restera à jamais gravé dans la mémoire, et puis, le temps passant, on
n’est plus sûr de rien. Je me souviens d’Alain Colas, le navigateur solitaire,
racontant à la télévision qu’il avait dû plonger en plein Atlantique nord pour
réparer une pièce de son gouvernail et que, pour se donner du cœur à l’ouvrage,
aux trois quarts immergé dans l’eau glaciale, il avait chanté à tue-tête II
était un petit navire. C’est du moins ce qu’il avait confié sitôt arrivé à
bon port aux micros qui se tendaient vers lui, mais quelques mois plus tard il
n’était plus aussi affirmatif. Il doutait de ce petit navire en plein océan. En
fait, on se raccroche au souvenir du souvenir. Comme si l’événement se
dissolvait dans le récit premier qu’on en fait, qui du coup prend force de loi.
De plus, comme je n’allais que très rarement au cinéma, n’étant pas nantaise,
on peut imaginer aisément que la connaissance des salles ne m’était pas
familière. Ce jour-là je me contentais de suivre mon cousin, lequel s’était
chargé de prendre les billets, de les présenter au contrôleur et de glisser une
pièce à l’ouvreuse qui nous guidait jusqu’à nos sièges. De l’intérieur, les
yeux rivés sur l’écran, qu’est-ce qui pouvait m’indiquer que j’étais dans telle
salle plutôt qu’une autre ? On nous signale dans un autre courrier qu’au
Katorza ce 16 septembre 1943 on donnait Monsieur La Souris , un film avec
Raimu. Et là, quitte à abonder dans le sens de mes détracteurs, je suis
catégorique, ce n’est pas Raimu qui m’aurait fait sécher mon cours Pigier de
comptabilité. A vingt et un ans, en 1943, entre lui et Pierre-Richard Willm,
une jeune fille ne balançait pas longtemps, à l’exception de la fille de Raimu
peut-être, car une fille voit son père avec d’autres yeux. Il s’agissait donc
bien du Comte de Monte-Cristo. Et du coup à l’Olympia, si la précision a
tant
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