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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner
Autoren: Ruth Klüger
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pendant des années, non, des dizaines d’années,
je n’ai pas voulu, pas pu croire qu’il avait réellement été gazé. Il est d’abord
parti d’Autriche vers l’Italie. Et là il a commis l’erreur de se réfugier d’un
pays fasciste dans un pays démocratique, à savoir en France. Les Français l’ont
livré aux Allemands. Du camp de Drancy, il a été déporté en 1944 à Auschwitz et
sans doute envoyé à la chambre à gaz dès son arrivée. Mais j’ai réussi à
esquiver obstinément cette idée, en me persuadant qu’il pouvait encore se
suicider pendant le transport et que donc il l’avait fait, car enfin il était
médecin et il avait sûrement sur lui des pilules. Il m’a fallu la moitié de ma
vie pour me rendre à l’évidence : cette fable avait tout simplement fleuri
sur le fumier de mes fantasmes. Je lui écrivais des poèmes, en allemand et en
anglais, par une sorte d’exorcisme, ou plutôt je ne les écrivais pas seulement,
je les composais de tête, ces vers aimables à la mémoire, avec lesquels je
pouvais me promener comme avec un bagage léger, laissant fondre une à une les
strophes sur ma langue et en améliorant sans cesse un mot. J’allumais pour lui
des « bougies de saison », comme on dit en yiddish, de ces verres
remplis de cire, avec une étiquette et une inscription partiellement en hébreu
attestant leur destination, comme on en trouve en Amérique dans tous les
supermarchés des régions où il y a des Juifs. Ils doivent brûler vingt-quatre
heures et durent généralement plus longtemps, c’est un article bon marché, mais
aussi mensonger pour qui ne vient pas d’une famille pieuse. Tout ça pour détourner
la pensée, pour distraire. Par exemple, en Californie :
    AVEC UNE BOUGIE DE SAISON
POUR MON PÈRE
    Hier soir j’ai fouillé dans de vieilles photos,
J’en ai trouvé une de toi jeune homme.
Tel que je t’ai connu, juste un peu plus sauvage,
Tu me fixais, l’air content et poli.
Le vent souffle du Pacifique.
    Et ce matin, je n’avais pas rompu le pain,
Je fixais les yeux sur mon verre d’eau.
Petite encor’ je t’avais fait une promesse
Et je ne puis me souvenir laquelle.
L’herbe brune et salée recouvre les collines.
    La mémoire se déroule, comme laine en bobine,
Vers les châtaigniers et vers les tramways.
J’avais ma main d’enfant dans ta main large et fraîche.
Mais le fil rompt en étrange folie.
Le vent souffle du Pacifique.
    Voici que l’ombre gagne à la fin de ce jeu
Dont j’oubliai les règles et le gage.
Je t’ai perdu et je sanglote, errant sans but
Par des rues pleines de verre brisé.
L’herbe brune et salée recouvre les collines.
    Ma bougie voudrait bien atteindre ta paupière,
Quoique ton œil ne puisse pas la voir.
Guider, pieds nus, un père aveugle par le monde
Ne sied hélas qu’à des filles de roi.
Le vent souffle du Pacifique.
    Je veux te réclamer quelque jouet perdu
Que la rouille a rongé de ses dents rouges.
Et je te cours après, à petits pas d’enfant,
Toi dont la vie fut à pas de géant.
L’herbe brune et salée recouvre les collines.
    Mais tu te ris de moi et veux avoir la paix.
Dis, comment rit-on sans lèvres ni dents ?
Ma bougie veut encor’ t’évoquer une fois,
Que ferais-je, sinon, de ton rire ?
Le vent souffle du Pacifique.
    Quand je relis aujourd’hui ces vers, c’est l’absence de rimes
et le refrain qui me semblent être ce qu’ils ont de mieux. Par une belle soirée
californienne, j’étais allée en flânant jusqu’à un terrain de jeux et je m’étais
assise sur une balançoire. Le rythme de mes vers, en particulier du refrain qui
parle des collines, vient de ce balancement. Ce qui me plaît, c’est cette
petite réussite technique plus que le contenu.
    À la cinquième strophe, je me suis muée en Antigone, mais
attention : une Antigone à Colonne, dont le père, au lieu de mourir, connaît
une apothéose. J’avais trouvé un mythe père-fille où le père ne subit jamais la
mort. C’était plus net dans une autre version, où la sixième strophe cherchait
à rendre ainsi la Colonne de Sophocle :
    Est-ce que nous trouverions, toi et moi, une terre
De belle vigne et de gras pâturages ?
Un pays de marins, de dompteurs de chevaux,
Et de furies assagies et sans haine ?
L’herbe brune et salée recouvre les collines.
    J’ai ensuite biffé cette strophe et l’ai remplacée par
cette autre mythologisation, où le père marche à pas de géant comme avec des
bottes de sept
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