L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
bien connue du père, et peut-être la présence d’un frère plein d’une noble et courageuse fierté, ne laissaient rien à craindre à ce dernier égard pour les jeunes sœurs ; mais il était impossible que toute l’admiration qu’on témoignait pour la taille élégante et les traits aimables de Sara Wharton ne produisit sur elle aucun effet. Elle avait atteint la maturité précoce du climat, et le soin qu’elle avait pris de cultiver ses grâces lui faisait accorder la palme de la beauté sur toutes les belles de New-York. Nulle d’entre elles ne promettait de lui disputer cette supériorité, à moins que ce ne fût sa jeune sœur. Mais Frances touchait à peine à sa seizième année, et toute idée de rivalité entre elles était bien loin de leur cœur. Après le plaisir de converser avec le colonel Wellmere, Sara n’en connaissait pas de plus grand que celui de contempler les charmes naissants de la jeune Hébé, qui jouait, autour d’elle avec toute l’innocence de la jeunesse, avec tout l’enthousiasme d’un caractère ardent, et souvent avec la gaieté maligne qui lui était naturelle.
Soit que les galants militaires qui fréquentaient la maison n’adressassent à Frances aucun des compliments qui étaient le partage de sa sœur au milieu de leurs discussions éternelles sur les événements de la guerre, il est certain que leurs discours produisirent un effet tout opposé sur l’esprit des deux sœurs. C’était la mode alors parmi les officiers anglais de parler de leurs ennemis avec un ton de mépris, et les relations qu’ils tirent des premières actions qui eurent lieu entre les républicains et les loyalistes étaient toujours mêlées de sarcasmes. Sara les regardait comme autant de vérités, mais Frances était plus incrédule, et elle le devint encore davantage quand elle eut entendu un vieux général anglais rendre justice à la conduite et à la bravoure, de ses ennemis afin d’obtenir cette justice pour lui-même. Le colonel Wellmere était un de ceux qui se plaisaient le plus à exercer leur esprit aux dépens des Américains : aussi s’en fallait-il de beaucoup qu’il fût le favori de Frances, qui ne l’écoutait qu’avec beaucoup de méfiance et un peu de ressentiment.
Un jour d’été fort chaud, le colonel et Sara étaient assis sur un sofa dans le salon, occupés d’une escarmouche d’œillades entremêlée de quelques petits propos. Frances brodait au tambour dans un autre coin de la chambre quand Wellmere s’écria tout à coup :
– Quelle gaieté va répandre dans la ville l’arrivée de l’armée du général Burgoyne, miss Wharton !
– Oh ! cela sera charmant, répondit Sara ; on dit qu’il se trouve à la suite de cette armée plusieurs dames fort aimables.
– Comme vous le dites, cela donnera une nouvelle vie à New-York.
Frances leva la tête en relevant les boucles de ses beaux cheveux blonds :
– Le tout est de savoir si on lui permettra d’y venir, dit-elle d’un ton où il entrait autant de malice que de chaleur.
– Si on lui permettra ! répéta le colonel ; et qui pourrait l’en empêcher si le général le veut ainsi, ma gentille miss Fanny ?
Frances était précisément à cet âge où les jeunes personnes sont le plus jalouses de leur rang dans la société, n’étant plus un enfant et n’étant pas encore femme. Le – ma gentille miss Fanny – était un peu trop familier pour lui plaire ; elle baissa les yeux sur son ouvrage, ses joues devinrent cramoisies, et elle répondit d’un ton grave :
– Le général Stark a fait autrefois prisonnière la garnison allemande ; ne serait-il pas possible que le général Gates regardât les Anglais comme trop dangereux pour les laisser en liberté ?
– Oh ! c’étaient des Allemands, répliqua Wellmere piqué d’être dans la nécessité de s’expliquer, des troupes mercenaires, mais quand il s’agira de régiments anglais vous verrez un résultat tout différent.
– Il n’y a pas le moindre doute, dit Sara, sans partager le moins du monde le ressentiment du colonel contre sa sœur, mais dont le cœur tressaillait de joie en songeant au triomphe futur des armes anglaises.
– Pourriez-vous me dire, colonel, demanda Frances en souriant avec malice, et en levant de nouveau les yeux sur Wellmere, si le lord Percy, dont il est parlé dans la ballade de Chevi-Chase {14} , était un des ancêtres du lord du même nom qui commandait lors de la
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