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Les souliers bruns du quai Voltaire

Les souliers bruns du quai Voltaire

Titel: Les souliers bruns du quai Voltaire
Autoren: Claude Izner
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se rengorgea. C’était vrai, elle était de taille, à chaux et à sable ! L’instant suivant, elle glapit de douleur. Un énorme godillot marron venait de lui écraser les orteils. Gaétan Larue se confondit en excuses.
    — Hum, oui, bon, ça va, je vais boiter une semaine, rapport à mes oignons, mais je survivrai.
    — Maman, et Londres, alors ?
    — Ah, flûte ! tu m’as troublée, j’ai égaré le fil. Partez, désertez, larguez-moi sur le bas-côté du talus, c’est mon lot d’être délaissée, je déposerai les petiots à l’Assistance publique.
    — Maman !
    — Ça va, je m’en sortirai. Amusez-vous, mes chéris, et si vous passez par la tour de Londres, dites une prière pour les enfants d’Édouard.
    — Les enfants d’Édouard, tu connais ça, toi, m’man ?
    — Non mais ! J’suis pas une ignorante ! Ton papa Gabin était féru du théâtre de Casimir Delavigne, il m’a lu sa pièce qu’est une histoire vraie, et puis il m’a emmené au musée du Louvre voir la peinture 2 de ces deux petiots étouffés par leur oncle, Richard III, il paraît que leurs fantômes hantent la Tour les nuits de pleine lune.
    — Chic, je pourrai commencer mon prochain feuilleton. Ce sera un récit fantastique à propos d’un homme chaussé de souliers bruns qui jouit de la vie éternelle.
    — Ben, je lui souhaite bien du plaisir à ton immortel, surtout s’il a des durillons !
    1 - Tome I d’ Une époque .

    2 - Les Enfants d’Édouard peints par Paul Delaroche.

Épilogue
    Vendredi 5 décembre 1958
     
    La boucherie chevaline se trouvait à mi-hauteur de la rue Lepic. Pour y accéder, il fallait se frayer passage entre les baladeuses des marchandes des quatre-saisons, les ménagères affairées, les gamins piaillards et de jolies filles délurées qui ne perdaient pas un des regards qu’elles allumaient chez les piliers de bistrot. Un crieur de journaux braillait :
    — Demandez Libération  ! « Le nouveau slogan de Guy Mollet : De Gaulle avec nous ! »
    Dans la boucherie, une main achevait de semer de la sciure sur le carrelage, puis elle empoigna une paire de ciseaux de tailleur. Une voix rauque appela :
    — Mioumi ! Miouminou chéri ! Boulotter !
    La grosse femme ceinte d’un tablier bleu pétrole rejeta en arrière la frange de cheveux noirs coupés au carré qui lui mangeait le front et, après avoir tailladé l’air de ses ciseaux, se mit en devoir de couper en lanières un cœur violacé. Les morceaux flasques, troués d’artères, atterrirent dans une assiette creuse.
    — Ben où qu’il est encore allé traîner, ce patapouf ? grommela-t-elle.
    Une femme qui lui ressemblait en tout point, hormis son tablier vert bouteille, entra dans la boutique, une baguette sous le bras.
    — Jackie, t’as pas vu Mioumi ?
    — Non, Suzie, mais je te parie qu’il coince la bulle dans le salon.
    Elle grimpa à l’étage où sa sœur l’entendit déplacer des meubles. Une grosse boule de poils ricocha de marche en marche et un chat obèse se dandina sans enthousiasme vers l’assiette posée au pied du comptoir où trônait la caisse enregistreuse.
    — Qui c’est qui va se pourlécher les babines ? C’est Miouminou chéri, susurra Suzie penchée au-dessus du félidé.
    Sa courte jupe plissée révéla des cuisses qui eussent rendu jalouse la Vénus callipyge de Naples.
    — Baisse le capot, on voit l’moteur ! s’exclama Jackie.
    — Allez Mioumi ! Mais pourquoi qu’tu grattes comme ça ? Fais pas ta fine gueule, enchaîna Suzie.
    Grippeminaud contemplait d’un œil dégoûté le repas qui lui était proposé. En avait-il traversé des époques ! En avait-il goûté des mets plus ou moins raffinés ! Pâtés en croûte ou souris croquées dans la paille, poulet rôti ou bouillie de châtaignes. Mais cette gélatine crue bardée de caoutchouc qui collait aux mâchoires et ne rassasiait pas, jamais ! Les voleurs sont toujours punis. Cela valait-il la peine d’avoir lapé en douce les dernières gouttes d’eau d’éternité qui s’épanchaient du flacon de cristal oublié sur un guéridon ? Ah ! combien il regrettait son bon maître Aimé Thoars, dit Amadeus, qui l’avait lâchement confié aux soins de sa concierge un soir de l’hiver 1898 et s’en était allé ! Six décennies s’étaient écoulées, Grippeminaud avait été baptisé de bien des noms ridicules : Kiki gros-gros, Nono, Gaga, Touki, Miquet, Ribouldingue dit Dingo, connu
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