Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
Vom Netzwerk:
familiarité. Les enfants n'aiment pas
la vieillesse, l'aspect de la nature défaillante est hideux à leurs
yeux, leur répugnance que j'aperçois me navre et j'aime mieux
m'abstenir de les caresser que de leur donner de la gêne ou du
dégoût. Ce motif qui n'agit que sur des âmes vraiment aimantes est
nul pour tous nos docteurs et doctoresses. Madame Geoffrin
s'embarrassait fort peu que les enfants eussent du plaisir avec
elle pourvu qu'elle en eût avec eux. Mais pour moi ce plaisir est
pis que nul, il est négatif quand il n'est pas partagé, et je ne
suis plus dans la situation ni dans l'âge où je voyais le petit
coeur d'un enfant s'épanouir avec le mien. Si cela pouvait
m'arriver encore, ce plaisir devenu plus rare n'en serait pour moi
que plus vif : je l'éprouvais bien l'autre matin par celui que
je prenais à caresser les petits du Soussoi, non seulement parce
que la bonne qui les conduisait ne m'en imposait pas beaucoup et
que je sentais moins le besoin de m'écouter devant elle, mais
encore parce que l'air jovial avec lequel ils m'abordèrent ne les
quitta point, et qu'ils ne parurent ni se déplaire ni s'ennuyer
avec moi. Oh ! si j'avais encore quelques moments de pures
caresses qui vinssent du coeur ne fût-ce que d'un enfant encore en
jaquette, si je pouvais voir encore dans quelques yeux la joie et
le contentement d'être avec moi, de combien de maux et de peines ne
me dédommageraient pas ces courts mais doux épanchements de mon
coeur ? Ah ! je ne serais pas obligé de chercher parmi
les animaux le regard de la bienveillance qui m'est désormais
refusé parmi les humains. J'en puis juger sur bien peu d'exemples,
mais toujours chers à mon souvenir. En voici un qu'en tout autre
état j'aurais oublié presque et dont l'impression qu'il a faite sur
moi peint bien toute ma misère. Il y a deux ans que, m'étant allé
promener du côté de la Nouvelle-France, je poussai plus loin, puis,
tirant à gauche et voulant tourner autour de Montmartre, je
traversai le village de Clignancourt. Je marchais distrait et
rêvant sans regarder autour de moi quand tout à coup je me sentis
saisir les genoux. Je regarde et je vois un petit enfant de cinq à
six ans qui serrait mes genoux de toute sa force en me regardant
d'un air si familier et si caressant que mes entrailles
s'émurent ; je me disais : C'est ainsi que j'aurais été
traité des miens. Je pris l'enfant dans mes bras, je le baisai
plusieurs fois dans une espèce de transport et puis je continuai
mon chemin. Je sentais en marchant qu'il me manquait quelque chose,
Un fort besoin naissant me ramenait sur mes pas. Je me reprochais
d'avoir quitté si brusquement cet enfant, je croyais voir dans son
action sans cause apparente une sorte d'inspiration qu'il ne
fallait pas dédaigner. Enfin, cédant à la tentation, je reviens sur
mes pas, je cours à l'enfant, je l'embrasse de nouveau et je lui
donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre dont le marchand
passait là par hasard, et je commençai à le faire jaser. Je lui
demandai qui était son père ; il me le montra qui reliait des
tonneaux. J'étais prêt à quitter l'enfant pour aller lui parler
quand je vis que j'avais été prévenu par un homme de mauvaise mine
qui me parut être une de ces mouches qu'on tient sans cesse à mes
trousses. Tandis que cet homme lui parlait à l'oreille, je vis les
regards du tonnelier se fixer attentivement sur moi d'un air qui
n'avait rien d'amical. Cet objet me resserra le coeur à l'instant
et je quittai le père et l'enfant avec plus de promptitude encore
que je n'en avais mis à revenir sur mes pas, mais dans un trouble
moins agréable qui changea toutes mes dispositions.
    Je les ai pourtant senties renaître souvent depuis lors, je suis
repassé plusieurs fois par Clignancourt dans l'espérance d'y revoir
cet enfant, mais je n'ai plus revu ni lui ni le père, et il ne
m'est plus resté de cette rencontre qu'un souvenir assez vif mêlé
toujours de douceur et de tristesse, comme toutes les émotions qui
pénètrent encore quelquefois jusqu'à mon coeur. Il y a compensation
à tout. Si mes plaisirs sont rares et courts, je les goûte aussi
plus vivement quand ils viennent que s'ils m'étaient plus
familiers ; je les rumine pour ainsi dire par de fréquents
souvenirs, et quelque rares qu'ils soient, s'ils étaient purs et
sans mélange je serais plus heureux peut-être que dans ma
prospérité. Dans l'extrême misère on se trouve riche de peu. Un
gueux
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher