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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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nul rapport à moi. Ces
signes sans doute ne sauraient être exactement les mêmes, partant
de principes si différents : mais enfin ce sont également des
signes de joie, et leurs différences sensibles ne sont assurément
pas proportionnelles à celles des mouvements qu'ils excitent en
moi. Ceux de douleur et de peine me sont encore plus sensibles, au
point qu'il m'est impossible de les soutenir sans être agité
moi-même d'émotions peut-être encore plus vives que celles qu'ils
représentent. L'imagination renforçant la sensation m'identifie
avec l'être souffrant et me donne souvent plus d'angoisse qu'il
n'en sent lui-même. Un visage mécontent est encore un spectacle
qu'il m'est impossible de soutenir, surtout si j'ai lieu de penser
que ce mécontentement me regarde. Je ne saurais dire combien l'air
grognard et maussade des valets qui servent en rechignant m'a
arraché d'écus dans les maisons où j'avais autrefois la sottise de
me laisser entraîner, et où les domestiques m'ont toujours fait
payer bien chèrement l'hospitalité des maîtres. Toujours trop
affecté des objets sensibles et surtout de ceux qui portent signe
de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d'aversion, je me
laisse entraîner par ces impressions extérieures sans pouvoir
jamais m'y dérober autrement que par la fuite. Un signe, un geste,
un coup d'oeil d'un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs ou
calmer mes peines je ne suis à moi que quand je suis seul, hors de
là je suis le jouet de tous ceux qui m'entourent.
    Je vivais jadis avec plaisir dans le monde quand je n'y voyais
dans tous les yeux que bienveillance, ou tout au pis indifférence
dans ceux à qui j'étais inconnu. Mais aujourd'hui qu'on ne prend
pas moins de peine à montrer mon visage au peuple qu'à lui masquer
mon naturel, je ne puis mettre le pied dans la rue sans m'y voir
entouré d'objets déchirants ; je me hâte de gagner à grands
pas la campagne ; sitôt que je vois la verdure, je commence à
respirer. Faut-il s'étonner si j'aime la solitude ? Je ne vois
qu'animosité sur les visages des hommes, et la nature me rit
toujours.
    Je sens pourtant encore, il faut l'avouer, du plaisir à vivre au
milieu des hommes tant que mon visage leur est inconnu. Mais c'est
un plaisir qu'on ne me laisse guère. J'aimais encore il y a
quelques années à traverser les villages et à voir au matin les
laboureurs raccommoder leurs fléaux ou les femmes sur leur porte
avec leurs enfants. Cette vue avait je ne sais quoi qui touchait
mon coeur. Je m'arrêtais quelquefois, sans y prendre garde, à
regarder les petits manèges de ces bonnes gens, et je me sentais
soupirer sans savoir pourquoi. J'ignore si l'on m'a vu sensible à
ce petit plaisir et si l'on a voulu me l'ôter encore, mais au
changement que j'aperçois sur les physionomies à mon passage, et à
l'air dont je suis regardé, je suis bien forcé de comprendre qu'on
a pris grand soin de m'ôter cet incognito. La même chose m'est
arrivée et d'une façon plus marquée encore aux Invalides. Ce bel
établissement m'a toujours intéressé. Je ne vois jamais sans
attendrissement et vénération ces groupes de bons vieillards qui
peuvent dire comme ceux de Lacédémone :
    Nous avons été jadis jeunes, vaillants et hardis.
    Une de mes promenades favorites était autour de l'Ecole
militaire et je rencontrais avec plaisir çà et là quelques
invalides qui, ayant conservé l'ancienne honnêteté militaire, me
saluaient en passant. Ce salut que mon coeur leur rendait au
centuple me flattait et augmentait le plaisir que j'avais à les
voir. Comme je ne sais rien cacher de ce qui me touche je parlais
souvent des invalides et de la façon dont leur aspect m'affectait.
Il n'en fallut pas davantage. Au bout de quelque temps je m'aperçus
que je n'étais plus un inconnu pour eux, ou plutôt que je le leur
étais bien davantage puisqu'ils me voyaient du même oeil que fait
le public. Plus d'honnêteté, plus de salutations. Un air
repoussant, un regard farouche avaient succédé à leur première
urbanité. L'ancienne franchise de leur métier ne leur laissant pas
comme aux autres couvrir leur animosité d'un masque ricaneur et
traître ils me montrent tout ouvertement la plus violente haine et
tel est l'excès de ma misère que je suis forcé de distinguer dans
mon estime ceux qui me déguisent le moins leur fureur.
    Depuis lors je me promène avec moins de plaisir du côté des
Invalides, cependant, comme mes sentiments pour
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