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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
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instant, avait mûri dans de sombres régions d'une conscience, se craignant elle-même, feignant de s'ignorer, s'évertuant à se défigurer devant le miroir intérieur se démasqua. Ainsi l'éclair fait apparaître dans la nuit un paysage d'arbres tordus au-dessus des précipices. Romachkine eut le sentiment presque visuel d'une révélation. Il voyait le coupable. Une flamme transparente envahit son âme. Il ne songea pas que cette connaissance pût être vaine. Désormais elle le posséderait, guiderait son cerveau, ses yeux, ses pas, ses mains. Il s'endormit, les yeux ouverts, suspendu entre l'exaltation et la peur.
    Tantôt le matin, avant l'heure du bureau, tantôt en fin d'après-midi, son travail achevé, Romachkine fréquentait le Grand Marché. Plusieurs milliers d'hommes y formaient de l'aube à la nuit une multitude stagnante que l'on eût pu croire immobile tant les cheminements y étaient patients et prudents. Couleurs éparses, visages, objets, tout y sombrait dans l'uniforme grisaille du sol battu, boueux, jamais séché à fond ; la misère y marquait chaque créature de son empreinte écrasante. Elle transparaissait dans les regards défiants des commères encapuchonnées de lainages ou d'indiennes, dans les faces terreuses de soldats qui ne devaient plus être de vrais soldats bien qu'ils portassent encore de vagues uniformes de déroute, dans le drap usé des pardessus, dans les mains qui offraient des marchandises imprévues : un gant samoyède en renne bordé de franges rouges et vertes, fourré à l'intérieur : « C'est doux comme un plumage, citoyenne, tâtez, je vous prie », gant unique, marchandise unique ce jour-là d'une petite voleuse kalmouke. On distinguait mal les vendeurs des chalands, les uns et les autres piétinant sur place ou rôdant à pas lents les uns autour des autres. « Une montre, une montre, bonne montre Cyma, voulez-vous ? » La Cyma ne marchait pas plus de sept minutes. « Écoute ce beau mouvement, citoyen ! », le temps pour le vendeur d'encaisser ses cinquante roubles et de filer. Chandail usé au col, rapiécé à la taille, j'en veux dix roubles, c'est donné. Que toute la sueur d'un typhique l'imprègne encore, c'est pas vrai, c'est l'odeur de la malle, citoyen. « Thé, vrai thé des caravanes, tchaï, tchaï », le Chinois bigle chantonne sans arrêt ces syllabes incantatoires en vous regardant de tout près, et il passe ; si vous avez pour lui un clin d'œil d'intelligence, il sort à demi de sa manche le minuscule paquet cubique de thé Kouznetsoff d'autrefois, avec l'enluminure des dessins. « Du vrai. Ça vient d'la coopé du Guépéou. » Ricane-t-il, ce Chinois ou sa bouche plantée de dents verdâtres est-elle faite ainsi qu'il paraît ricaner ? Pourquoi parle-t-il du Guépéou ? Il en est peut-être ? Drôle qu'on ne l'arrête pas, qu'il soit là tous les jours, mais ces trois mille spéculateurs et spéculatrices entre dix et quatre-vingts ans sont là tous les jours que Dieu fait, sans doute parce qu'on ne peut pas les arrêter tous à la fois – et parce que la milice a beau faire des rafles, ces êtres-là sont légion. Parmi eux rôdent aussi, en casquettes aplaties sur le crâne, les types de la police en quête de leur gibier : assassins, évadés, escrocs, contre-révolutionnaires déchus. Une organisation indiscernable de vieux marécage règne dans ce grouillement humain. (Veillez sur vos poches, hein, et secouez-vous bien sortant de là, vous aurez certainement attrapé des poux ; méfiez-vous-en, de ces totos-là, venus des campagnes, des prisons, des trains, des taudis d'Eurasie, ils apportent le typhus ; vous savez, on les attrape aussi par le sol, y a des pouilleux et des pouilleuses qui les sèment en marchant, et la sale petite bête, cherchant sa pitance, elle aussi, vous grimpe le long des jambes jusqu'où il fait chaud ; c'est malin, ces bestioles-là. Non, mais vous croyez vraiment qu'un jour viendra où l'homme n'aura plus de poux ? Le vrai socialisme, alors, avec du beurre et du sucre pour tout le monde ? Et peut-être, pour le bonheur des hommes, des poux suaves et parfumés, caressants ?) Romachkine écouta distraitement un grand barbu, de la barbe jusqu'aux yeux, parler des poux en rigolant un peu. Romachkine suivit l'allée du beurre, où il n'y a, bien entendu, aucune indication d'allée ni de beurre, mais deux rangs de commères debout, dont quelques-unes tiennent entre leurs mains des mottes de beurre enveloppées de
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