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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
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les hommes ne pensent plus à faire l'amour.
    Romachkine acquiesça poliment, occupé à suivre en lui-même les mouvements de la petite flamme apparue.
    – C'est vrai, les besoins sexuels sont influencés par l'alimentation…
    Mise en confiance, la fille parla de ce qui se passait dans les campagnes.
    – Je reviens du village, ah, choléra !
    Choléra, ce devait être son mot favori, elle le disait gentiment en lançant tantôt une bouffée de fumée droit devant elle, tantôt un mince jet de salive sur le côté.
    – Les chevaux sont finis, choléra ! Qu'est-ce qu'on va devenir maintenant ? D'abord, ils ont pris les plus belles bêtes pour l'entreprise collective ; puis celles qui restaient tout de même aux paysans, aux résistants, la coopérative du rayon leur refusa le fourrage… D'ailleurs, à la vérité, il n'y avait plus de fourrage, l'armée ayant réquisitionné les derniers stocks. Les vieillards, se souvenant des famines d'autrefois, firent donner aux bêtes le chaume des toitures, délavé par les neiges, desséché par le soleil, une nourriture à en crever, pauvres bêtes ! Choléra ! Les bêtes faisaient pitié, avec leurs yeux suppliants, leurs langues pendantes, leurs côtes qui déchiraient la peau, je t'assure que ça faisait des plaies, leurs articulations enflées, et des tas de petits abcès sous le ventre, sur l'échine, avec des vers dedans, ça grouillait dans le pus, le sang, la chair à vif – elles pourrissaient vivantes, les pauvres bêtes –, il fallait leur passer des sous-ventrières pour la nuit afin de les tenir suspendues, ou elles n'auraient plus la force de se relever le matin. On les laissait rôder dans les cours, et elles léchaient le bois des palissades, elles mordillaient la terre pour y trouver des brins d'herbe… Chez nous, tu comprends, on tient au cheval plus qu'à l'enfant. Des enfants y en a toujours de trop à nourrir, ça vient quand on ne veut pas, les enfants, tu crois que j'avais besoin de venir au monde, moi ? Des chevaux, y en a jamais assez pour le travail de la terre, avec un cheval les enfants peuvent vivre, sans cheval un homme n'est plus un homme, pas vrai ? Y a plus d'foyer, y a plus que la faim, y a plus que la mort… Bon, les chevaux étaient à bout, rien à faire. Les vieux se réunirent. J'étais dans le coin, près du poêle, y avait une petite lampe sur la table, fallait tout le temps que je mouche la mèche, elle fumait c'te lampe. Qu'est-ce qu'on allait faire pour sauver les bêtes ? Les vieux n'avaient plus de voix, tout ce malheur les chavirait. Mon père dit à la fin, et il avait une sale figure, la bouche toute noire : « Plus rien à faire. Les bêtes, faut les abattre, comme ça elles ne souffriront plus. Le cuir servira toujours. Nous autres, on crèvera ou pas, à la grâce de Dieu !… » Personne dit plus rien, ça faisait un silence tel que j'entendais les blattes remuer sous les briques chaudes du poêle. Le vieux se leva lourdement. « J'y vais », qu'il dit. Il prit la hache sous le banc. Ma mère se jeta sur lui : « Nikone Nikonitch, pitié… » Le vieux faisait pitié lui-même avec sa pauvre figure d'assassin. « Tais-toi, ma femme », qu'il dit. Et à moi : « Viens, ma fille, éclaire-nous. » Je portais la lampe. L'écurie était de l'autre côté de la maison, quand la bête remuait la nuit, nous l'entendions. C'était réchauffant. Elle nous vit entrer avec la lumière, la bête, elle nous regarda comme un homme malade, tristement, les yeux mouillés, en tournant à peine la tête parce qu'elle n'avait plus de force du tout. Père cachait la hache, car la bête aurait compris, c'est sûr. Père s'approcha d'elle, lui tapota les joues. Et il lui disait : « T'es une brave bête, ma Brune. C'est pas ma faute si t'as souffert. Que Dieu me pardonne » – il n'avait pas fini de le dire que la Brune avait le crâne fendu. « Lave la hache », me dit père. Nous voilà des miséreux… C'que j'ai pleuré cette nuit-là, dehors, car on m'aurait battue si on m'avait vu pleurer à la maison, j'crois bien qu'on se cachait tous pour pleurer, dans le village…
    Romachkine ajouta cinquante kopeks à la fille. Elle voulut alors l'embrasser sur la bouche, « tu verras comment, chéri », mais il dit « non, merci » humblement et s'en fut, sous les arbres noirs, les épaules tombées.
    Tous les soirs de la vie se ressemblaient, pareillement vides. Romachkine errait un peu au sortir du bureau, de coopérative en coopérative,
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