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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
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dans une cohue de flâneurs pareils à lui. Les rayons des magasins étaient remplis de boîtes, mais sur lesquelles, pour dissiper tout malentendu, les commis apposaient des écriteaux manuscrits : boîtes vides. Des graphiques indiquaient cependant la courbe ascensionnelle des ventes d'une semaine à l'autre. Romachkine acheta des champignons salés et retint une place, dans une file en formation, pour du saucisson. D'une rue relativement éclairée, il tourna le coin d'une autre, sombre, et s'y enfonça. Des réclames lumineuses, invisibles elles-mêmes, y projetaient au fond un halo de brasier. Tout à coup, des voix ardentes remplirent l'obscurité. Romachkine s'arrêta. Une brutale voix d'homme s'éteignit dans un brouhaha, une voix de femme, rapide et véhémente, monta, qui insultait des traîtres, saboteurs, fauves à face humaine, agents de l'étranger, vermine. L'outrage dégorgeait dans le noir, d'un haut-parleur oublié dans un bureau vide. C'était effroyable, la colère de cette voix sans visage, dans les ténèbres du bureau, dans cette solitude, sous la lueur rouge stagnant au fond de la rue. Un grand froid saisit Romachkine. La voix de femme clamait : « Au nom des quatre mille ouvrières… » Dans le cerveau de Romachkine, l'écho répéta passivement : Au nom des quatre mille ouvrières de la fabrique… Ainsi, quatre mille femmes de tous âges – et il y en avait de poignantes, de vieillies trop tôt, pourquoi ?, de jolies, d'inaccessibles, de rêvées à peine – furent présentes en lui la durée d'un insaisissable moment, et elles criaient toutes : « Nous réclamons la peine de mort pour ces vils chiens ! Aucune pitié ! » (Est-ce possible, femmes ? leur répondait sévèrement Romachkine, aucune pitié ? Nous avons tous, vous et moi, tellement besoin de pitié…) « Qu'on les fusille ! » Les meetings d'usines continuaient pendant le procès des ingénieurs – ou des économistes, ou des directeurs du ravitaillement, ou des vieux bolcheviks, qui jugeait-on cette fois ? Vingt pas plus loin, Romachkine s'arrêta de nouveau, cette fois devant une fenêtre, éclairée. Il voyait à travers les rideaux une table servie, du thé, des assiettes, des mains, rien que des mains sur la nappe en toile cirée à carreaux : une grosse main qui tenait une fourchette, une main grise endormie, une main d'enfant… Dans la chambre, un haut-parleur jetait sur ces mains la clameur des meetings, qu'on les fusille, qu'on les fusille, qu'on les fusille… Qui ? N'importe. Pourquoi ?
    Parce que l'angoisse et la souffrance étaient partout mêlées à un inexplicable triomphe proclamé sans lassitude par les journaux. « Bonsoir, camarade Romachkine. Vous savez, on a refusé les passeports à Marfa et à son mari parce qu'ils ont été privés du droit de vote comme artisans ayant été établis à leur compte. Vous savez, le vieux Boukine est arrêté, on dit qu'il cachait des dollars reçus de son frère qui est dentiste à Riga… Et l'ingénieur a perdu sa place, on le soupçonne de sabotage. Vous savez, il va y avoir une nouvelle épuration des employés, préparez-vous, j'ai entendu dire au comité de la maison que votre père était officier… » – « Ce n'est pas vrai, dit Romachkine, étranglé, il n'a été que sergent pendant la guerre impérialiste, il était comptable… » (Mais ce comptable bien-pensant ayant appartenu à l'Union du peuple russe, Romachkine n'avait pas la conscience tout à fait en repos.) « Tâchez de produire des témoignages, on dit que les commissions seront sévères… On dit qu'il y a des troubles dans la région de Smolensk ; plus de blé… » – « Je sais, je sais… Venez jouer aux dames, Piotr Pétrovitch… » Le voisin entrait chez Romachkine, se mettait à expliquer à mi-voix son infortune personnelle : sa femme ayant été mariée en premières noces à un commerçant risquait de ne pas obtenir le renouvellement de son passeport pour Moscou : « On vous donne trois jours pour partir, camarade Romachkine, à cent kilomètres au moins, mais là, obtenez-vous le passeport ? » Et si c'était ainsi, leur fille ne pourrait pas entrer à l'Institut des Forêts, évidemment. La hache, dorée par le reflet de la lampe, s'abattait sur le crâne d'un cheval aux yeux humains, des voix déchaînées dans les ténèbres rougeoyantes réclamaient des fusillés, des foules remplissaient les gares en attendant presque sans espoir des trains qui couraient sur la carte vers
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