Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
trop cher – et puis…
    Il s'était dit chasseur, membre de l'Association officielle des chasseurs, en possession d'un permis… Akhim changea de regard, Akhim changea de voix, alla prendre la théière sur la bouilloire chantante, versa le thé dans les verres, s'assit en face de Romachkine sur le tabouret bas, but avec bonheur le breuvage ambré ; sans doute se préparait-il à dire une chose très importante, peut-être son dernier prix, neuf cents ? Romachkine n'y arriverait pas davantage. C'était désolant. À la fin d'une pause, sa voix caressante se confondant avec une lointaine détonation, Akhim dit :
    – Si c'est pour tuer quelqu'un, j'ai mieux…
    – Mieux ? interrogea Romachkine, le souffle coupé.
    Il y eut sur la table entre leurs verres, un revolver colt, à gueule et barillet noirs, arme interdite dont la présence seule était un crime – un beau colt net, appelant la main, stimulant la volonté.
    – Quatre cents, mon ami.
    – Trois cents, dit Romachkine, inconsciemment, déjà plein de la magie de l'arme.
    – Trois cents, prenez-le, mon ami, dit Akhim, parce que mon cœur a confiance en vous.
    Ce n'est qu'en sortant que Romachkine remarqua l'étrange abandon du lieu ; on n'y vivait pas, on y passait avant de disparaître, dans l'encombrement d'un quai de gare pendant une déroute d'armée. Akhim lui sourit avec douceur, sous la blancheur des bouleaux, Romachkine partit par les ruelles apaisantes. Il emportait le colt pesant sur sa poitrine, dans la poche intérieure du veston. De quel cambriolage, de quel meurtre de la steppe lointaine provenait cette arme ? Maintenant elle reposait sur le cœur d'un homme pur qui ne songeait qu'à la justice.
    Il s'arrêta un moment à l'entrée d'un vaste chantier. Le paysage était vaste, teinté de bleu liquide par la lune ; on voyait miroiter quelque part, sous des échafaudages, dans une échancrure de démolitions, comme au travers des créneaux d'une forteresse en ruines, les eaux de la Moskova ; on voyait aussi se profiler au fond, à droite, les échafaudages d'un gratte-ciel en construction ; à gauche s'érigeait la cité fermée du Kremlin, avec la façade plate et lourde du Grand Palais, la haute tour du tsar Ivan, les tours pointues de l'enceinte, les bulbes étagés des cathédrales, sous les étoiles. Ici régnaient des projecteurs, des hommes couraient à travers une zone de lumière crue, un milicien refoulait quelques badauds. La masse blessée de la cathédrale du Saint-Sauveur tenait tout le premier plan, découronnée de l'énorme coupole dorée comme d'un ancien songe, tassée sur des commencements de ruines, fendue de haut en bas, sur trente mètres de hauteur, d'une lézarde noire, en zigzag, pareille à un éclair mort dans la maçonnerie. « Voilà, voilà », dit quelqu'un. Une voix de femme murmura : « Mon Dieu ! » Le tonnerre rampa sous terre, ébranla la terre, fit osciller fantastiquement tout le paysage, baigné de lune, fit scintiller l'angle visible du fleuve, frissonner les échines des gens. Des fumées s'enflèrent avec lenteur au-dessus du chantier, le tonnerre roula formidablement au ras du sol et s'évanouit dans un silence de fin du monde ; un profond soupir s'échappa de la masse de pierre bouleversée par l'explosion et elle commença de s'affaisser sur elle-même avec des brisements d'os, des craquements de charpentes, une morne apparence de souffrance. « Ça y est ! », criait un petit ingénieur nu-tête à des ouvriers couverts de poussière qui émergeaient comme lui des nuages. Romachkine pensa, l'ayant lu dans les articles, que la vie s'élève au travers des destructions, qu'il faut sans cesse détruire pour bâtir, tuer les vieilles pierres pour construire de nouveaux édifices mieux aérés, plus dignes de l'homme ; qu'à cet endroit s'élèverait un jour le plus beau palais des peuples de l'Union – où peut-être ne régnerait plus l'iniquité. Un peu de douleur inavouée se mêlait à ces grandes idées tandis qu'il reprenait sa marche vers l'arrêt du tramway A.
    Il déposa le colt sur la table. L'arme aux tons noir-bleuté remplit la pièce de sa présence. Onze heures. Romachkine s'accouda sur elle, avant de se coucher, pensif. De l'autre côté de la cloison, Kostia bougea ; il lisait, levant parfois les yeux sur la miniature rayonnante. Ces deux hommes se sentaient proches. Kostia tambourina légèrement, du bout des doigts, sur la cloison, Romachkine répondit de même : Oui, venez.
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher