La Trahison Des Ombres

et joailliers londoniens et, parfois même, des
grands artisans d’Italie du Nord.
    Walter Blidscote, chef bailli de la ville,
aimait ces jours d’affairement. Il déployait force activité pour appréhender
vagabonds, ivrognes et malfaiteurs et les exposer au pilori sis au centre de la
place du marché. Ce jour-là, il dénonçait le voleur Peddlicott. Blidscote
lui-même avait surpris le brigand alors que, la veille, il tentait de vider le
panier d’un fermier. Blidscote était corpulent et ruisselait de sueur, ce qui
ne l’empêchait point d’être fort pompeux. Il buvait tant que c’était miracle s’il
parvenait à arrêter quiconque. Peddlicott, quoi qu’il en soit, fut traîné sur
la place comme s’il avait été coupable de haute trahison plutôt que d’un menu
larcin. On l’installa sur l’estrade et, en grande cérémonie, on souffla dans la
corne du marché pour attirer l’attention de tout un chacun ; on ajusta
ensuite, bien serrés, les mains et le cou du filou dans les ceps. Blidscote
annonça à voix haute qu’il resterait ainsi pendant vingt-quatre heures. Si le
bailli avait pu agir comme il l’entendait, il aurait ajouté l’insulte au châtiment
en nouant un sac de crottes de chien desséchées au cou du malheureux. Quelques
spectateurs l’acclamèrent. Peddlicott secoua la tête et pleurnicha en demandant
grâce.
    Blidscote s’apprêtait à accrocher le sac quand
une voix de femme, forte et claire, cria :
    — Tu n’as nulle autorité pour ce faire !
    Le bailli se retourna, serrant toujours la
sacoche entre ses doigts graisseux. Il reconnut la voix et plissa ses yeux
rapprochés.
    — Ah, c’est toi, Sorrel !
    Il lança un regard furieux à la forte femme d’âge
mûr, au teint vermeil, qui s’était frayé un chemin au premier rang des badauds.
Son vêtement brun et vert était souillé et elle portait une besace dans une
main et un lourd gourdin dans l’autre.
    — Tu n’as pas le droit d’interférer dans la
justice de la ville, dit Blidscote avec sévérité. C’est à moi d’infliger les
punitions. Et que portes-tu dans cette sacoche ? ajouta-t-il d’un ton
accusateur.
    — Bien plus que tu n’en as dans tes
chausses ! rétorqua la femme, déclenchant des hurlements de rire dans la
foule.
    Blidscote laissa tomber le sac et descendit de l’estrade.
    — Qu’as-tu dans cette besace ? T’as
encore été braconner, hein ?
    Sorrel rejeta sa chape 1 en arrière et
leva le gourdin d’un air menaçant.
    — Ne me touche pas, Blidscote,
chuchota-t-elle d’une voix rauque. Tu n’as aucun droit sur moi. Je ne vis point
dans cette ville et n’ai rien fait de mal. Si tu me touches je crierai à l’agression.
    Le bailli recula. Il se méfiait de cette femme,
la veuve de Furrell le braconnier.
    — Tu battais encore la campagne en quête de
ton mari, hein ? cracha-t-il. Mais il avait trop de bon sens pour rester
avec une mégère dans ton genre ! Il est au-delà des collines, à des miles
d’ici !
    — Ne parle pas de mon homme ! coupa
Sorrel d’une voix sèche. Il est mort ! Un de ces jours je retrouverai son
corps. Si tu étais un bon bailli, tu m’aiderais. Mais tu n’es pas un bon
bailli, n’est-ce pas, Walter Blidscote ? Alors bas les pattes !
    Du majeur, Blidscote esquissa un geste grossier
et alla ramasser le sac de crottes.
    — Et laisse donc ce pauvre Peddlicott
tranquille, l’avertit la femme. Cette humiliation n’est pas prévue dans le
châtiment. Dessers un peu les liens.
    Elle désigna le visage à présent cramoisi du
voleur. Le bailli s’apprêtait à ignorer la demande de Sorrel.
    — C’est vrai ! s’exclama quelqu’un, à
présent apitoyé par la douleur de Peddlicott. Il n’a point été fait mention,
Messire le bailli, de crottes de chien et, s’il trépasse, quand il y aura en
ville un clerc royal...
    Blidscote scruta l’assemblée d’un regard
attentif. Il connaissait cette voix. Maître Adam Burghesh, ancien soldat,
compagnon du père Grimson, s’avança.
    — Ah, c’est vous, Maître Burghesh !
    Le bailli se fit bien moins fier.
    — Maîtresse Sorrel a raison, insista
Burghesh. Cette humiliation est inutile.
    D’autres voix le soutinrent. Blidscote écarta le
sac d’un coup de pied. Il remonta sur l’estrade et desserra les attaches autour
des poignets et du cou du pendard. Burghesh échangea quelques mots avec Sorrel.
Les spectateurs, dont l’intérêt s’était dissipé,