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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse
Autoren: Érik Emptaz
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questionner après qu’il a lu et relu toutes les versions de notre récit, il m’est très vite apparu comme une évidence que, si quelqu’un pouvait saisir notre calvaire, c’était lui. Avant de se mettre à l’œuvre, il a mené un incroyable travail d’enquête. Il a voulu tout savoir de notre histoire, l’intime, l’infime et même l’infinitésimal. « N’omets rien, Jean Baptiste ! Ce qui peut te sembler anodin ou insignifiant peut revêtir pour moi la plus extrême importance. C’est par le détail que l’on capture dans toute sa force la réalité ! » me dit-il chaque fois qu’il souhaite un éclaircissement sur un point du récit. Ensuite il a commencé les esquisses, elles s’amoncellent dans l’atelier : des dizaines de croquis, projets au crayon, lavis, dessins parcellaires en partie travaillés au pinceau, images denses et sombres, fracassées d’une lumière fatale. J’ai à la main un de ces essais. Un détail de la première rixe : les corps à demi immergés et si serrés qu’il est difficile d’armer son bras pour porter un coup. Un homme disloqué entre deux tonneaux, sa tête pend dans l’eau. Un autre corps désarticulé, les membres brisés sur les bastaings du radeau, des regards effarants, des yeux apeurés, un officier tentant de dégainer son épée du fourreau. La haine folle d’un soudard qui frappe pour tuer, la volonté forcenée d’un autre qui cherche à remonter sur le radeau. Quelques traits de crayon, et des coups de pinceau comme des coups de sabre ! Entassement blanchâtre de corps, fragments d’un tableau enduit d’une pâte aux teintes du désastre : le plomb du ciel, l’écume grise de la lame, la noirceur pétrifiée de nos regards. Je me revois dans cette cohue, l’eau salée dans les yeux, le goût du goudron et du sang, la douleur des coups, Museux sans qui je ne serais pas ici… Que fait-il à Saint-Louis ? Les dernières nouvelles me sont venues de Corréard : le caporal est redevenu paysan, il vit avec une négresse et il a l’air content… « S’il te touche, ce dessin, tu peux le garder. Si tu veux, Jean Baptiste, je te l’offre. Je ne m’en servirai pas, j’y ai repensé cette nuit, la mutinerie ne sera pas dans le tableau final, ce n’était qu’une péripétie…» Théo vient d’entrer. Sa barbe a poussé depuis ma dernière visite. Ses traits sont tirés, creusés. En observant son regard fiévreux, je comprends qu’il est tout entier dans son tableau, depuis des mois reclus dans notre histoire au point de commencer à ressembler à un naufragé.
    Il ne veut pas entendre parler de répit, de repos : « Je peins des bribes, des fragments de vous, des instants de votre aventure. Je n’en ai pas encore fixé l’ordonnancement. J’ai à peine tracé les contours. J’ai l’impression d’avoir trop d’images, mais plus j’ai d’images et plus le tri s’impose de lui-même…» Il parle vite, par saccades. À mon air préoccupé, il croit que je m’inquiète de la disparition de la rixe dans le tableau : « Ne te méprends pas, Jean Baptiste ! Loin de moi l’idée de minimiser l’échauffourée qui a failli te coûter la vie, je t’ai assez demandé de me la raconter, mais je ne peux pas tout mettre dans le tableau, alors j’ai choisi de privilégier l’abandon et… l’espoir.
    — L’espoir ?
    — Oui, l’espoir de survivre, l’espoir infime d’être sauvé dont tu m’as si souvent parlé…
    — L’espoir qui m’a empêché plus d’une fois de me jeter tout de suite dans ces vagues glauques, dans cette mer que tu peins avec tant de réalisme…
    — Ce n’est pas la mer, c’est l’idée de la mer ! Et je crois avoir trouvé l’idée de l’espoir, en tout cas une façon de le représenter… Une évidence m’est apparue en retravaillant un croquis dont je n’étais pas content. L’espoir, c’est le bateau qui apparaît à l’horizon, L’Argus dont vous ignorez s’il vous a vus ou pas, le salut qui approche ou qui s’en va…
    Théo me tend trois dessins. Le premier est un lavis brun à l’encre de Chine. Sur la ligne en clair-obscur de l’horizon,  L’Argus apparaît, comme surgi de nulle part. Le second est une esquisse, un plan plus serré, L’Argus plus imposant et plus près, on distingue sa mâture. Le radeau, la mer et le ciel sont peints. Les corps, eux, sont seulement tracés à la plume sauf deux : celui d’un homme debout sur un tonneau et le tronc
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