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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse
Autoren: Érik Emptaz
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Elle est vive, elle est tendre, elle fait l’amour avec une concentration que ne laisse pas deviner son apparente désinvolture. Il l’a rencontrée à Florence, devant le Palazzo Pitti. Elle habitait Via Romana avant de le suivre à Paris. Il aime écouter son cœur battre, sentir la chaleur de sa peau après avoir passé des heures à peindre des chairs glacées de cadavres aux muscles pétrifiés par la rigor mortis. Son grand atelier du faubourg du Roule prend, certains jours, les allures d’une salle de dissection. Les croquis qui s’y entassent ou qui sont accrochés au très haut mur de plâtre entaillé que la verrière éclaire d’une lumière crue, présentent des visages décharnés de grands malades, des faciès creusés, tordus par la souffrance, des yeux caves qui regardent déjà vers l’au-delà, des bouches noires et édentées dont ne s’exhale plus qu’un souffle fétide, rauque et irrégulier, des chairs pâles qui peinent à couvrir des corps devenus squelettes avant la mort.
    Bribes de souffrance, capturées ou volées à l’hôpital Beaujon, tout à côté, grâce à la complicité de quelques carabins qui le laissent entrer pour dessiner. Ils ont le même âge que lui. Plusieurs sont devenus des amis, comme Léon Burel, interne en chirurgie et grand amateur de peinture qui le traite de « dandy doué pour le malheur ». Burel lui a récemment fait apporter par un vieil infirmier une main d’amputé, un pied, et même la tête d’un cadavre disséqué qu’il a gardée trois jours dans son atelier avant de la rendre afin qu’elle soit incinérée. Saisir la souffrance, c’est la capter au plus près de la réalité. Théo en est profondément convaincu depuis qu’il est rentré d’Italie. À coups de mine de plomb, de fusain, de pinceau, avec une brutale précision, il trace à vif sur le papier ou sur la toile des corps endoloris. Il se repaît ensuite dans ses draps de la douceur de celui d’Emilia, plein de délices et de vie. Transcrire la souffrance mais ne pas laisser passer le plaisir.
    Il aime que sa belle Italienne s’horrifie ou s’émerveille avec la même simplicité. Il aime qu’Emilia soit à ses côtés, mais il aime moins s’avouer que ce qu’il préfère chez elle, c’est qu’elle lui en rappelle une autre : Alexandrine, sa propre tante. L’Italie, c’était pour mettre un terme à leur amour interdit et de la distance entre elle et lui. C’est le père de Théo qui, pour sauver l’honneur de son barbon de frère, a décidé d’éloigner son fils de Paris. Un neveu ne prend pas l’épouse de son oncle ! Faute d’avoir dissuadé Théo de devenir artiste, il entendait au moins l’empêcher de faire scandale en filant le parfait amour avec sa trop jeune tante. D’où ces longs mois à Florence. On connaît certes des villégiatures plus austères, mais si Théo l’a acceptée, cette séparation n’en avait pas moins assombri le jeune homme. Tranches de vie, morceaux de morts, des centaines d’esquisses, des ébauches, comme s’il était en quête perpétuelle de son sujet. Mais depuis hier il sait qu’il l’a trouvé. Emilia n’y est pas pour rien. C’est elle qui lui a fait lire le récit de cet incroyable enfer, de ce drame à la fois plein d’abandon et d’espoir. Il l’a lu et relu, il veut en savoir plus, entendre ce que les témoins n’ont pas dit, les interroger. Qu’ils lui racontent de vive voix leur terrifiante odyssée. Il n’a d’eux que leur livre et leur nom : « Jean Baptiste Savigny, ex-chirurgien de la marine et Alexandre Corréard, ingénieur géographe, tous deux naufragés du radeau. »
    Leur ouvrage, dont Emilia a corné les pages pour retrouver ses passages préférés, est posé à même le plancher taché de bleu de Prusse et de terre de Sienne, les couleurs depuis longtemps séchées d’une palette de Théo, tombée par terre du mauvais côté. Naufrage de la frégate La Méduse faisant partie de l’expédition du Sénégal en 1816 : Relation contenant les événements qui ont eu lieu sur le radeau, dans le désert de Sahara à Saint-Louis et au camp de Daccard. Théodore Géricault connaît le titre par cœur. Il se lève et, toujours nu, se dirige d’un pas décidé vers la table de toilette. Pourquoi attendre ? « Habillons-nous et allons chez cet éditeur ! » dit-il, essuyant son visage qu’il vient d’asperger avec l’eau d’un grand broc émaillé.
    *
    Hugues de Chaumareys tourne en
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