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La Bataille

La Bataille

Titel: La Bataille
Autoren: Patrick Rambaud
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retroussées, il se mit les mains aux hanches :
    — Monsieur le comte, commença Lejeune en descendant de
cheval.
    — Aux faits ! Qu’est-ce que Sa Majesté me demande
d’impossible ?
    Il détachait chaque syllabe, comme on le fait dans le Midi,
en y ajoutant une musique dans la voix.
    — Quatre-vingts bateaux, Monsieur le comte.
    — Té ! Rien que ça ? Et je dois les inventer,
moi, ces barcasses ? L’armée part en promenade sur le Danube ?
    — C’est pour supporter un pont.
    — Oh que ça je m’en doute ! (À son
entourage :) Restez pas là comme des coucourdes ! Vous manquez de
travail ? (Puis, comme les autres se dispersaient avec des airs
graves :) Colonel, il n’y a plus de bateaux à Vienne. Plus un !
Les Autrichiens ne sont pas si benêts ! Ils ont coulé la plupart des
embarcations, ou alors ils leur ont fait descendre le fleuve jusqu’à Presbourg
pour qu’elles nous échappent. Pas fous, hein ? Ils ne veulent pas de nous
sur la rive gauche de leur Danube !
    Daru prit Lejeune par le bras et l’emmena dans un bureau
encombré de caisses et de meubles en tas, posa sur une table son feutre à cocarde,
chassa d’un rugissement deux adjoints qui par malheur somnolaient, et,
changeant de ton comme un comédien, passant de la fureur à l’abattement
feint :
    — Quelle gabegie, colonel, quelle gabegie ! Rien
ne tourne ! Je n’ai que des problèmes, moi ! Ce maudit blocus
joue contre nous, je vous le dis !
    L’Empereur avait en effet décidé trois ans plus tôt d’isoler
l’Angleterre en interdisant ses produits sur le continent, mais cela
n’empêchait pas la contrebande : les capotes de l’armée étaient d’ailleurs
en drap tissé à Leeds, et les souliers venaient de Northampton ;
l’Angleterre continuait à dominer le commerce mondial, et c’était l’Europe
impériale qui se condamnait à l’autarcie, du coup on manquait de sucre, et
d’indigo pour teindre en bleu les uniformes, ce dont Daru se plaignait :
    — Nos soldats s’habillent n’importe comment, avec ce
qu’ils ramassent dans les villages ou après les combats. À quoi ça ressemble,
hein ? À une troupe de tragédiens ambulants et loqueteux ! Ils ont
des vestes grises raflées aux Autrichiens, et il se passe quoi ? Vous ne
savez pas ? Je vais vous le dire, colonel, je vais vous le dire… (Il
soupira avec bruit) Dès la première blessure, même minime, sur un tissu
clair le sang s’étale et se voit ; une éraflure vous fait figure d’un coup
de baïonnette dans les tripes, et ce sang, il démoralise les autres, il leur
flanque une grosse peur, il les paralyse ! (Daru prit soudain la voix
d’un marchand d’habits :) Tandis que sur du bleu, du beau bleu bien
foncé, ces mauvaises taches se voient moins, et donc elles effraient moins…
    Le comte Daru tomba dans un fauteuil rococo dont il fit
craquer le bois ; il déplia une carte d’état-major en poursuivant son
discours :
    — Sa Majesté veut planter du pastel près de Toulouse,
d’Albi, de Florence… Bon. Autrefois il y poussait à merveille, mais nous
n’avons pas le temps ! Et puis vous avez vu les conscrits ? Ceux de
l’année dernière, à côté, ont des allures de vétérans ! Nous menons la
guerre avec des enfants déguisés, colonel… (Il regarda la carte et changea
une nouvelle fois de ton :) Où le voulez-vous, ce pont ?
    Lejeune indiqua l’île Lobau sur la carte étalée. Daru
soupira plus fort encore :
    — On va s’en occuper, colonel.
    — Très vite ?
    — Le plus vite possible.
    — Il faut également réunir des cordages, des chaînes…
    — C’est plus facile, mais je devine que vous n’avez
rien avalé depuis ce matin.
    — Oui.
    — Profitez de mes cuisiniers. Aujourd’hui ils ont
mijoté de l’écureuil en ragoût, comme hier, comme demain ; ce n’est pas mauvais,
ça ressemble un peu au lapin, et puis il y en a tellement dans le parc !
Après, eh bien on bouffera les tigres et les kangourous de la ménagerie du
château ! Ça promet quelques émotions à nos estomacs blasés… Voyez avec le
commissaire Beyle, dans le bureau juste au-dessus, moi je vous quitte, les
hôpitaux ne sont pas prêts, le fourrage rentre mal, et vos maudits bateaux…
Bah, comme disait le poète Horace, mon cher Horace, une âme bien préparée
espère le bonheur dans l’infortune.
    —  Une dernière chose, Monsieur le comte.
    — Dites.
    — Il paraît que les Génois…
    — Ah
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