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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait
Autoren: Patrick Rambaud
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relevèrent.
    — Venez.
    — Ah ça, mais je n’y vois rien !
    — Le gel, Monsieur, vos paupières vont se décoller.
    — Elles sont ouvertes !
    — La glace de vos yeux va fondre. Mettez ce bandeau,
dit Vialatoux en déchirant l’une des vestes qu’ils avaient prises, avec les
bottes et les gants, chez la comtesse de Vilna.
    — Et je marche comment, moi, avec ce bandeau sur les
yeux, un autre sur la bouche et un troisième aux oreilles ?
    — Posez votre main sur mon épaule, Monsieur, je vais
vous guider.
    — Elle est où, ton épaule ?
    Paulin attrapa son bâton de sapin, Vialatoux les sacs. Comme
chaque matin, ils croisaient les morts de la nuit, en rond autour de leurs
bivouacs mouillés, la peau noire de suie. L’un d’eux avait gelé debout en
portant des branches ; il n’avait plus de doigts et on avait l’étrange
impression qu’il souriait, mais, répétait souvent le capitaine, mourir de froid
n’est pas si affreux, on s’endort, voilà tout. Dans la plaine, des ombres
avançaient dans la même direction, titubaient comme des ivrognes, perdaient
l’équilibre, s’effondraient, ne se relevaient jamais. D’autres saignaient du
nez en abondance, ce sang glaçait à leurs barbes. Des particules de gel
voletaient. Un corbeau tomba comme une pierre et s’écrasa au sol. Un tronc
d’arbre se fendait, cassé par le froid. Les pieds nus d’un groupe de soldats
claquaient comme des sabots, la peau de leurs jambes se détachait, on voyait
leurs os, ils ne sentaient rien. Sinon pas un bruit, l’air était muet, la
nature inerte.
    La main du capitaine perdit tout à coup l’épaule de son
domestique ; il trébucha sur un corps étendu, s’étala de tout son long
dans la neige, se releva à demi, balança son bras de droite et de gauche,
rencontra le corps sur lequel il venait de buter, celui de Paulin, qui
bredouillait faiblement :
    — Laissez-moi…
    — Et qui va me guider, hein ?
    — Monsieur Vialatoux…
    — Non ! Je te paie pour me servir !
    — Pas depuis longtemps…
    — Et les pièces du Trésor que tu t’es fourrées dans la
culotte, malhonnête !
    — Laissez-moi ici, je m’endors…
    — Tu ne veux pas revoir Rouen, bourrique ?
    — Loin…
    — Je déteste ces manières !
    La buée de leurs haleines se condensait sur les peaux d’ours
qui protégeaient leurs bouches, ils ne pouvaient plus parler, mais le capitaine
serra le bras de Paulin qu’il remit de force sur ses jambes. Vialatoux leur
souffla pour les encourager :
    — Un village, ou une ville, enfin, des maisons.
    Ils se joignirent aux bandes qui convergeaient sur Kovno.
Vialatoux prit la tête, Paulin appuya une main sur son épaule, le capitaine en
fit de même avec Paulin, comme ces aveugles qui marchent l’un derrière l’autre
en se tenant. Ils arrivèrent ainsi sans le savoir au seuil de l’auberge où Sa
Majesté avait fait halte avant de passer le Niémen. Des traîneaux étaient
encordés à des anneaux scellés. Vialatoux dirigea ses compagnons chancelants
vers la porte, qu’il ouvrit. Il se heurta à l’aubergiste italien qui leur
refusa l’entrée. La chaleur de la salle leur redonna de l’énergie, et,
soulevant la fourrure de sa bouche, le comédien lâcha d’une voix
hautaine :
    — C’est un officier invalide et son domestique, que je
guide dans ce désert.
    — Qué mé lé prouve ?
    — Nous possédons de l’or.
    — Cé oune autré chosse.
    Vialatoux jeta par terre une poignée de pièces. Les
marmitons se précipitèrent dessus, l’aubergiste les compta en s’excusant :
    — Jé né peux pas réounir tout lé monde.
    — Et lui ?
    Le grand Vialatoux désignait un malade, perdu dans des
couvertures au fond de la salle, un homme au visage émacié, blême, auquel une
servante faisait boire un bol de bouillon. D’autres hommes, mieux portants mais
aux traits tirés, étaient assis à son chevet.
    — C’est le général Saint-Sulpice, il a été blessé et
nous le convoyons, répondit l’un des hommes.
    — Saint-Sulpice ? rugit le capitaine, menez-moi à
lui !
    Il lança son bras dans le vide, cherchant un appui, et
Vialatoux le conduisit. Sous ses manteaux et ses couvertures, le général avait
conservé son habit brodé qui lui servait de passeport ; les cosaques
n’osaient tuer ni dévaliser les officiers supérieurs, leur capture rapportait
plus que leur dépouille.
    — Mon général, dit d’Herbigny au garde-à-vous.
    — Quoi ?
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