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Gilles & Jeanne

Gilles & Jeanne

Titel: Gilles & Jeanne
Autoren: Michel Tournier
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dit-il.
    — Tu sais dépenser mieux que personne. Mais c’est dans l’ordre, n’est-ce pas ? Les petits-fils dilapident ce que les grands-pères ont accumulé.
    — Vous semblez oublier, rappela Gilles, que j’ai eu un autre maître que vous, une autre maîtresse, je ne sais comment dire.
    Craon savait parfaitement au contraire.
    — Cette fille-garçon, dite La Pucelle, qui fut condamnée par l’Église et brûlée l’an dernier à Rouen ? Tu as toujours eu des fréquentations déplorables !
    À l’énumération du grand-père et de ses biens, Gilles préférait les litanies de Jeanne bifront.
    — Jeanne la sainte, Jeanne la chaste, Jeanne la victorieuse sous l’étendard de saint Michel ! Jeanne, le monstre en forme de femme, condamnée au feu pour sorcellerie, hérésie, schismatisme, changement de sexe, blasphème et apostasie, récita-t-il.
    — Te voilà étrangement suspendu entre le ciel et l’enfer. Combien je préférerais avoir pour héritier un brave soudard buveur, violeur et borné comme un cochon !
    — J’ai juré de la suivre où qu’elle aille, au ciel ou en enfer.
    — Et elle a fini sur le bûcher des sorcières ! Tu me fais peur, mon petit-fils, Dieu te garde des excès de la sainteté. Quant à moi, on peut me reprocher d’avoir bâti ma fortune sans trop de délicatesse, je n’ai jamais tué personne sans que mon intérêt l’exige absolument. Tandis que ceux qui tuent pour des motifs désintéressés ! Pourquoi s’arrêteraient-ils ? La rapacité est mille fois moins meurtrière que le fanatisme. Ainsi donc ma rapacité va mettre d’immenses moyens au service de ton fanatisme. Je me demande en tremblant ce qu’il va en faire !

7
 
    La réponse à cette question, les manants de la seigneurie de Machecoul-en-Rais furent les premiers à la connaître. Gilles y fonda une collégiale dédiée aux Saints Innocents. Rien ne lui parut trop beau ni trop cher pour honorer ces petits garçons tués sur l’ordre du roi Hérode. Quatre-vingts personnes – doyen, chantres, archidiacres, vicaires, écolâtres, trésoriers, coadjuteurs – magnifiquement entretenus se consacraient à leur mémoire. Les ornements et le trésor de la collégiale rivalisaient avec ceux d’une cathédrale. Les cérémonies et les processions à travers la campagne étalaient une pompe qui médusait les témoins. L’or, la pourpre, le menu-vair, la soie, la dentelle, le brocart faisaient un écrin digne des monstrances, ciboires, chandeliers et crosses brandis au-dessus des têtes. Les chanoines portaient la capa magna, les chantres coiffaient la mitre, et les chevaux eux-mêmes s’avançaient en encensant du col, caparaçonnés comme des prélats.
    Mais c’était surtout à la chorale que le maître des lieux attachait le plus de prix. À la fois par goût personnel et parce que rien n’était plus propre que des chanteurs impubères à honorer les angelots issus du massacre de Bethléem, Gilles ne se lassait pas de recruter et d’examiner sous l’angle de la voix et du reste les jeunes chantres de sa collégiale. Il ne suffisait pas qu’ils eussent une voix divine en effet, il fallait encore que, divins, ils le fussent également par le visage et par le corps. Quant aux chants qu’on leur faisait apprendre, Gilles n’en attendait qu’une chose : qu’ils lui brisassent le cœur. N’était-ce pas le moindre, s’agissant d’évoquer les grands massacres des garçons nés en même temps que Jésus ?
    Ce n’était pas tout. À un artisan-peintre en renom, il avait commandé de couvrir les murs de la chapelle d’une vaste fresque figurant cet épisode sanglant de l’évangile de Matthieu. L’artiste n’avait reculé devant aucun détail, et son évocation était d’autant plus saisissante que, selon une tradition consacrée en ce temps, il avait habillé les personnages comme l’étaient les hommes, les soldats, les femmes et les enfants de son temps, et les avait placés dans un village qui était en principe Bethléem, mais où chacun pouvait reconnaître les maisons de la commune de Machecoul. Ainsi les manants qui s’aventuraient dans la chapelle pouvaient-ils croire se reconnaître sur ses murs, eux-mêmes, mais aussi les soldats du château, voire leur seigneur Rais sous les traits du cruel roi des Juifs. Et les chœurs désespérés des petits chanteurs aux visages d’anges touchaient Gilles d’autant plus intimement qu’il voyait ces enfants se détacher sur un
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