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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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n’en finissait pas de morceler jusqu’à ne laisser aux
héritiers que la place d’y poser les pieds et le droit d’émigrer, et l’après du
remembrement, quand, au plus haut niveau, devant les piètres résultats de
l’agriculture bretonne, on s’avisa de faire basculer toute une région dans la
modernité. La modernité se reconnaît en ce qu’elle refuse d’accommoder les
restes : comment faire manœuvrer dans ces champs peau de chagrin les
volumineuses machines qui abattent en une heure le travail hebdomadaire de dix
hommes ? Comment engraisser la terre sans que cet apport azoté profite au
liseron et aux pâquerettes ? Comment empêcher les étourneaux de picorer le
grain semé, avalant par là même la récolte escomptée ? Comment conseiller
au paysan d’abandonner un sol ingrat en lui vantant les mérites du monde
ouvrier et les délices de la cité ? Comment regrouper ce qui est
dispersé : les champs, les maisons, les animaux ? Comment disperser
ce qui est regroupé : les générations, les mémoires ? Le grand
ensemblier, dans le secret de son cabinet, passa sur la Bretagne un bras
ravageur comme un soudard débarrasse une table encombrée. Sur ce terrain
déblayé il redessina de vastes rectangles bien dégagés, traça des pistes
stabilisées larges et droites, et, jugeant que cela était bel et bon, apposa sa
signature au bas de son grand œuvre. La lettre de cachet expédiée dans la
lointaine province, l’arasement pouvait commencer.
    On expliqua à ce paysan qui faisait la navette derrière ses
bêtes que désormais il serait en mesure de les surveiller depuis sa fenêtre.
Par quel prodige ? Avec ses quelques hectares disséminés on allait
constituer une pièce d’un seul tenant à proximité de la ferme. Le négociateur
qui guettait sur le visage de son vis-à-vis un sourire empreint de gratitude
conclut bien vite que ces gens-là ne sont jamais contents. Mais cette terre
reconstituée serait-elle d’un aussi bon rapport que ce morceau près de la
rivière ? Un peu moins, c’est pourquoi on lui offrait en compensation
quelques ares supplémentaires. Soit davantage de surface à traiter, davantage
de travail pour un produit de moins bonne qualité. Où était
l’équivalence ? Et qui hériterait dans ce troc de cette bonne pâture au
bord de l’eau ? Celui-là qui la convoitait et s’entend si bien avec les
autorités compétentes ? A ce stade de la négociation, l’envoyé de la
République comprenait qu’on ne lui laissait d’autre alternative que de s’en
retourner.
    Les discussions nourrissaient les rancœurs, ravivaient de
vieilles querelles. Partisans et adversaires du remembrement s’opposaient
vigoureusement. Les cafés se faisaient l’écho de ces débats houleux. Le moindre
débit de boisson se transformait en Procope révolutionnaire. Le tout prenait
l’allure d’une nouvelle affaire Dreyfus, divisant familles et communes. Des
rumeurs circulaient : sur l’un qui avait vu le prix de son terrain
multiplié par dix depuis qu’il avait obtenu qu’une route le traversât, sur
l’autre qui, floué, avait choisi d’en finir. On ne savait au juste avec quoi,
mais c’était lourd de menace. On menaçait, pour arrêter l’envahisseur, de
s’enchaîner à sa clôture. On ne comptait plus ceux à qui l’on devrait passer
sur le corps. Sans attendre l’issue des discussions, les bulldozers s’étaient
mis au travail.
    Toute la journée on entendait le ronronnement puissant des
moteurs à travers la campagne, s’emballant quelquefois sur un obstacle imprévu,
une souche rebelle, haussant le ton, agacé que quelque chose s’opposât à leur
marche en avant. A l’heure de la pause, il fallait un moment au silence avant
de reprendre possession de l’espace, comme si, après avoir volé en éclats, il
se redéposait avec prudence. L’oreille était si accoutumée à ce vacarme qu’elle
trouvait d’abord étrange cette absence de bruit, se rééduquant peu à peu en
goûtant au chant d’un oiseau, au vent, au murmure des feuillages, au passage
mouillé d’un vélomoteur sous la pluie.
    Les gigantesques pelles mécaniques ouvraient des routes
inédites selon leur bon vouloir. On les pistait sans peine grâce aux traces
parallèles, à l’aspect zippé, de leurs chenilles. Elles rasaient les haies sans
même paraître s’en apercevoir, broyaient les broussailles avec mépris,
bousculaient les talus comme on piétine une fourmilière, comblaient
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