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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières
Autoren: Laurent Dingli
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couples.
    — Les couples ? réitéra Saint-Gilles.
    — Les forçats sont toujours enchaînés par paire, l’ignoriez-vous ? Nous nous arrangeons pour accoupler un brigand endurci à un bagnard plus… comment dire ? plus novice… L’administration imagine que, sous l’influence du second, le premier s’assagira.
    Cette mesure inepte heurtait à juste titre le bon sens du Parisien ; il demeura songeur un instant.
    — Vous devriez aller vous promener dans l’arsenal pour observer le travail des forçats, lui suggéra Cazenave afin d’éviter quelques considérations morales ; il vous reste encore du temps avant le souper.
     
    Saint-Gilles s’exécuta en silence. Pendant la première demi-heure, il fut incapable de fixer son attention, tant il était marqué par le spectacle du bagne. Puis il se laissa progressivement divertir ; il finit par se concentrer sur les nombreuses activités de l’arsenal. On lui avait adjoint un garde-chiourme pour le guider. L’homme resta près de lui, adossé à un mur, mâchonnant du tabac, les yeux rivés, pleins d’ennui, sur ses vieux godillots. Il jetait parfois un coup d’œil, à droite ou à gauche, le plus machinalement du monde, comme pour justifier sa fonction.
    Les forçats étaient occupés à la grosse fatigue , c’est-à-dire aux travaux les plus rudes. Saint-Gilles observa des hommes suspendus dangereusement à des cordages ; d’autres hissaient une gueuse, en forme de pain de savon, afin d’en lester un navire ; d’autres encore rangeaient des ancres immenses au bord des bassins. Tout s’accomplissait dans le tumulte, au milieu du hennissement des chevaux, du grincement des poulies, du craquement des câbles et des courroies, des cris et des admonestations des ouvriers à la peine, du claquement sec des sabots ou de celui bien plus sourd que produisait le métal en choquant la pierre.
    Accompagné d’un charpentier de marine, Saint-Gilles visita un vieux bâtiment démâté, puis une chaloupe qui, d’après son guide, avait porté Louis XVI lors de son passage à Brest. Le jeune Parisien, dont la famille était légitimiste, en fut très ému. Il posa mille questions sur le prétendu parcours de Sa Majesté. La promenade prit dès lors l’allure d’une procession funéraire et Saint-Gilles manifesta une forme de recueillement dans l’expression de sa curiosité.
    Il poursuivit seul son étude, analysant par le menu le mouvement des forçats. Leur visage, pensait-il, serait un livre ouvert, le recueil même de leur salut ou de leur damnation. Le jeune homme nourrissait cependant quelques doutes sur la phrénologie. Pouvait-on vraiment définir les aptitudes morales d’un homme à partir de sa masse cérébrale ? Fallait-il comparer les volitions d’un être avec le relief de son crâne ? Saint-Gilles n’avait jamais l’indécence de palper ses patients pour déterminer leur degré d’humanité, comme le pratiquaient certains de ses confrères. Ce genre de maquignonnage le rebutait. En observant la chiourme, il se remémora une pensée terrible que lui avait confiée le médecin du bagne de Toulon, dans un billet plein de morgue et d’orgueil. « Sous le costume flétrissant dont la loi l’a affublé, avec la tête presque rase et le con nu, il est impossible que le forçat déguise la noblesse ou la bassesse de ses traits. » Cette maxime cruelle paraissait gravée dans le marbre. Impossible au bagnard de se déguiser ! Vraiment ? Après celui de Dieu, le regard inquisiteur de la science serait donc toujours posé sur lui, fouillant constamment sa cervelle, dénudant sans arrêt son esprit, énumérant les moindres de ses sentiments et de ses manies. Voici l’homme désormais : une gueule extravagante, une silhouette bosselée, façonnée par la syphilis et le rachitisme ; l’assassin se devinerait aux formes biseautées de sa physionomie, aux contours acérés de ses canines, le sujet paisible à sa tête moutonne, à sa dentition de frugivore, à ses maxillaires élargis. La carte du tendre ou alors celle du meurtre serait taillée dans la chair comme autant d’avantages ou de tares indélébiles. Saint-Gilles ne pouvait se résoudre à considérer son prochain comme une charpente biscornue dans laquelle Dieu aurait logé une âme toute aussi bancale ; et il refusait de voir la Création s’abîmer dans un tel désenchantement. Quelle place occuperait alors la rédemption ? Plus que toute autre, cette question le
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