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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières
Autoren: Laurent Dingli
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hantait.
    Comme pour chercher l’apaisement ou la confirmation de ses certitudes, il s’empressa d’observer les prisonniers. Sur leurs visages émaciés, burinés, tendus, souvent criblés de rides, il ne reconnut pas les traces physiques du crime, mais seulement l’épuisement, la tristesse, la haine, l’indifférence et, parfois encore, le désespoir. De manière plus commune, il y distingua les symptômes évidents de l’anémie… Mais rien de plus, pas d’aberrations morales, aucune prémonition meurtrière sculptée dans l’ossature faciale ou le volume corporel. Bien sûr, certains regards, particulièrement lourds, exprimaient une lucidité atroce qui forçait le visiteur à baisser les yeux… Ces regards étaient le reflet de tout ce que le jeune aristocrate rejetait : le caractère impitoyable de l’existence et ce sens aigu qu’ici, les hommes de vingt ans eux-mêmes avaient déjà de l’irrémédiable.
    Soudain, l’observateur fut rassuré. Il esquissa un sourire en découvrant un bagnard, assis tranquillement sur une bâche de jute. L’homme, d’un certain âge, s’appuyait contre le mur d’un atelier aux vitres brisées. Il était manchot et borgne, avait des sourcils argentés, le visage glabre ; contrairement aux autres, son œil était vif et la couleur de ses joues suggérait la santé. Il ressemblait en tout point à quelque bon grand-père à qui l’on eût donné l’absolution sans hésiter. Malgré ses mutilations, une profonde sérénité émanait de son visage ou plutôt un curieux mélange de froideur, de calme et de plénitude ; il semblait communier avec le monde extérieur dans le silence et la gaieté. Si ce n’était son corps replet, on eût dit un bonze du Siam ou quelque vieux sage de l’Inde égaré dans le port de Brest. L’aimable barbon s’accommodait manifestement de son sort, malgré les chaînes, les infirmités et la dureté du bagne.
    À intervalles réguliers, des forçats s’approchaient de lui comme pour l’interroger. Tous ces va-et-vient mystérieux attisèrent la curiosité de Saint-Gilles. La distance ne lui permettait pas d’entendre les conversations, mais il eut le réflexe de s’arc-bouter et de plisser les yeux afin de mieux se concentrer sur l’étrange rituel. Face au vieillard, les détenus se comportaient avec déférence, comme s’ils le respectaient et le redoutaient à la fois. Le contraste entre la bonhomie du vieux forçat et l’obséquiosité craintive de ses commensaux était saisissant. Pourquoi de jeunes prisonniers – dont certains étaient de véritables colosses – avaient-ils peur de cet homme et venaient-ils lui rendre hommage ? À y regarder de près, l’inquiétude n’était pas le seul mobile de leur sollicitude ; il s’y mêlait de toute évidence une admiration sincère. Saint-Gilles pensa aux princes des voleurs qui peuplaient les récits de son enfance. Le forçat était sans doute une sorte de Mandrin ou de Cartouche ayant eu le temps de vieillir, d’échapper à la roue et de passer sa retraite à deviser tranquillement en compagnie de ses fidèles.
    — Qui est donc ce vieil infirme, là-bas, s’enquit le médecin, il me semble diriger les forçats comme un ancien président sa cour de Parlement ?
    Le gardien, accroupi près de lui, le fusil entre les jambes, zézaya lentement sous ses moustaches.
    — Lui là ? Vous voulez parler du comte de Saint-Amant ?
    André demeura interdit.
    — Ce forçat, un gentilhomme ? Allons, pas d’ironie s’il vous plaît !
    — M’sieur, je suis très sérieux ; c’est comme ça qu’on l’a toujours nommé dans le pays. Et, sauf votre respect, il tient bougrement à son titre. Dame ! Ceux qui ont oublié de le lui donner s’en souviennent encore.
    Saint-Gilles eut un ricanement ironique.
    — Il s’agit sûrement d’un sobriquet, de ceux que les brigands s’attribuent comme par jeu ou par tradition.
    Le gardien hocha la tête avec embarras.
    — Le comte ne parle jamais comme nous autres, les gens du peuple…
    — Il imite sans doute les discours qu’il aura entendus au cours de ses cavales. Un habile suborneur dont un vernis de connaissance, écumé ici et là, trompe facilement les ignorants… Monsieur le comte de Saint-Amant. Quelle farce !
    — Les officiers, eux-mêmes, ne l’appellent pas autrement.
    — Ils le font certainement par malice, vous êtes bien naïf, mon brave !
    — Pt’être ben qu’oui… J’voudrais pas
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