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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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le chemin du Récif amenant les habitants qui fêtaient la
libération par un gigantesque pèlerinage aux positions abandonnées. Et cela,
même si, en marge des réjouissances officielles, ne pouvait manquer de se
manifester une certaine contrariété due à la fin d’une époque de lucratives spéculations
commerciales, de locations et de sous-locations de logements. Comme l’a
judicieusement fait remarquer le cousin Toño entre deux bouteilles de vin de
Jerez – qui arrive désormais à Cadix sans restriction –, à voir
comment certaines de ses connaissances font grise mine, la patrie n’est pas
toujours loin du porte-monnaie.
    De l’autre côté des fortifications, sur la pente, les rues
de Rota portent encore les stigmates des destructions et du pillage. Le ciel de
cendre, l’air humide et la bruine qui continue de tomber accentuent la
tristesse du paysage : maisons effondrées, rues coupées par des décombres
et des parapets, scènes de misère, gens ruinés par la guerre qui mendient sous
les porches ou tentent de survivre entre les murs des maisons sans toit couvertes
avec des bâches et de précaires protections de planches. Même les grilles des
fenêtres ont disparu. Comme toutes les agglomérations de la région, Rota a été
dévasté lors des derniers vols, assassinats et viols commis lors de la retraite
des Français. Ce qui n’a pourtant pas empêché des femmes de la localité de
partir volontairement avec les troupes impériales. Sur un groupe de quatorze
capturées par la guérilla près de Jerez dans des voitures de l’intendance
laissées en arrière, six ont été massacrées et huit exposées à la vindicte
publique, têtes rasées, sous un écriteau qui disait : Putains des
gabachos.
    En passant entre l’église paroissiale – portes
défoncées et intérieur vide – et le vieux château, Lolita Palma s’arrête,
hésite, cherche à s’orienter, puis prend une rue à gauche en direction d’une
grande construction qui conserve des traces du crépi blanc et ocre qui, en
d’autres temps, couvrait ses murs de brique. Sous la voûte de l’entrée, Santos,
le serviteur, attend en fumant un cigare, un parapluie plié sous le bras. En
voyant apparaître sa maîtresse, le vieux marin laisse tomber le cigare et vient
à sa rencontre en ouvrant le parapluie, mais Lolita le refuse d’un geste.
    — Il est ici ?
    — Oui, madame.
    L’intérieur du bâtiment – un ancien entrepôt de vin, où
l’on voit encore quelques grosses barriques noircies alignées contre les
murs – est éclairé par d’étroites lucarnes situées très haut. La lumière
spectrale et grise, presque absente, donne au lieu une atmosphère d’extrême
tristesse, qu’intensifie l’âcre odeur de corps mutilés, malades et sales qui
émane des centaines de malheureux qui gisent et souffrent, alignés, sur de
minces litières de feuilles de maïs ou des couvertures étendues à même le sol.
    — Ce n’est pas un endroit agréable, commente Santos.
    Lolita ne répond pas. Elle a ôté sa mantille pour secouer
les gouttes de pluie et s’emploie à retenir sa respiration en essayant de ne
pas être affectée au point de perdre son sang-froid par le spectacle et la
puanteur qui imprègne l’air. En la voyant entrer, un aide du chirurgien de la
Marine royale, jeune et les traits fatigués, tablier souillé sur l’uniforme
bleu et manches de la veste retroussées, vient à sa rencontre, présente ses
respects et indique un emplacement au fond de la nef. Laissant l’aide du
chirurgien et Santos derrière elle, la femme continue seule, pour arriver
devant une litière collée au mur près de laquelle on vient de placer une chaise
paillée basse. Sur la litière il y a un homme immobile, allongé sur le dos et
couvert jusqu’au torse d’un drap qui épouse les contours de son corps. Dans le
visage émacié, dont la maigreur fait ressortir une barbe épaisse que nul ne
rase plus depuis des jours, la fièvre fait briller intensément le regard. On
voit aussi une affreuse cicatrice violacée, large, qui partage en deux la joue
hirsute, de la commissure gauche des lèvres jusqu’à l’oreille. Fini, le bel
homme, pense Lolita avec un sentiment de pitié. Il ne se ressemble même plus.
    Elle s’est assise sur la chaise, serrant toujours son sac
contre elle, arrangeant les plis de sa jupe et la mantille humide. Les yeux
fiévreux l’ont vue arriver et l’ont suivie en silence. Ils ne sont plus
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