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Brautigan, Un Rêveur à Babylone

Brautigan, Un Rêveur à Babylone

Titel: Brautigan, Un Rêveur à Babylone
Autoren: Keith Abott
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décidé
d’écrire son livre sur la jalousie. Il était tombé très amoureux de quelqu’un
qui l’avait beaucoup fait souffrir. A la suite de quoi sa jambe s’était
mystérieusement atrophiée. Devant l’incapacité de la médecine traditionnelle à
le guérir, il s’était rendu dans différents pays pour essayer diverses
thérapies. Il réglait sa note en écrivant des articles sur chaque traitement.
    Il a remonté une jambe de pantalon et nous a montré les
dégâts. C’était la jambe que Richard avait brutalisée. Il l’a exhibée et a dit
que Richard avait raison, elle était bien plus réelle que tout le reste.
    Brautigan en a été bouleversé. Il s’est montré soudain plein
d’attention avec Grissam. Il s’est assis sur le tapis et lui a présenté ses
excuses pour s’être emporté. Il a disparu peu après pour aller téléphoner, puis
s’en est allé.
    Quand Grissam a dévoilé sa jambe, une ombre touchante d’émotion
a traversé le visage de Richard. Aussi ivre qu’il ait été – le whisky
avait rendu son visage blême à l’extrême –, Richard avait été conduit par
son intuition à la source du malheur d’autrui.
    Cette nuit-là, j’ai eu avec Lani une longue discussion à ce
sujet. Déprimé moi-même, je ne pouvais m’empêcher de songer à son sens
instinctif du malheur. Richard, je le savais, était désespéré au-delà de ce que
beaucoup peuvent imaginer. Sa croyance profonde en l’intuition et l’émotion le
condamnait à revenir sans cesse à son propre malheur, comme pour rejouer son
drame à l’infini. Il ne pouvait s’en guérir, car son art, tout en lui
empoisonnant l’existence, ne lui laissait pas de répit.
    Depuis l’épisode du Montana, et jusqu’à cette soirée,
j’avais espéré que ce n’était qu’une mauvaise passe, que Richard trouverait un
moyen de s’en sortir. Mais l’incident auquel je venais d’assister m’avait paru
si ultime, si horrible qu’aucun espoir ne me paraissait plus envisageable.
    J’avais le sentiment que plus rien maintenant ne pourrait le
soulager. Son esprit s’était replié sur lui-même. La fureur sourde était
devenue le carburant de son imagination.
    Auparavant, c’était pour se libérer de sa propre histoire
que Brautigan avait sollicité son imagination, précisément pour prendre ses
distances avec ce destin qui lui avait imposé le rôle de l’enfant malchanceux
et défavorisé. Pour Richard, le monde était peuplé d’objets défunts. Le passé
était une réplique en marbre du souffle de la vie. Ce qui, en toute sincérité,
le laissait perplexe, c’était que d’autres puissent idolâtrer cela. Du haut de
son espiègle vision bouddhiste, il ne concevait les choses que comme
transitoires et se moquait de ces illusions. Se retrouvant parmi les nantis,
c’est vers une conception de la vie comme celle de Tom McGuane qu’il se
tournait.
    Brautigan adorait décrire une scène du film de McGuane, Rancho
Deluxe, dans laquelle le héros tire à la carabine sur une Lincoln
Continental. Mais il ne tirait pas avec n’importe quoi : il se servait
d’une Sharps calibre 0.50, surtout utilisée pour l’extermination des bisons.
    Son amour de l’élégance le poussait à affecter une sorte de
dédain symbolique des choses matérielles. Ce qui lui faisait oublier qu’en
définitive le trou d’une balle vaut bien le trou d’une autre balle. Il avait
beau prétendre ne pas apprécier le confort, il n’en goûtait pas moins les
avantages que la gloire lui procurait, pourvu que cela continuât de glorifier
son image.
    S’éveiller de ce rêve et renouer avec la pauvreté de ses
débuts le terrifiaient tout autant que le fascinait sa propre déchéance.
    Il se retrouvait dans les mêmes dispositions que Mark Twain
à la fin de sa vie. Twain, à la fois bouleversé et dégoûté par sa propre
personne, miné par les dettes, et par la société telle qu’il la voyait. Toujours
en quête du moindre sou jusqu’à ce que le décès de sa fille le plonge en état
de choc et le rappelle à la réalité. Ce fut comme s’il s’éveillait d’un mauvais
rêve, ce qu’il avait nommé « La spirale diabolique », quand ses
fantasmes et sa colère avaient tourbillonné sans contrôle dans son esprit.
    J’étais incapable de savoir ce qui pouvait libérer Richard
de ce tourbillon.
    Après l’incident du Stanford Court, je l’ai un peu perdu de
vue. Je sais qu’il a connu deux périodes d’accalmie au cours
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