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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
Autoren: Anonyme
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bien attendri, elles n’eurent nulle vergogne de lui demander à déjeuner, en échange du payement accoutumé. Lui, qui se sentait aussi froid de bourse que chaud d’estomac, en éprouva un tel chaud et froid qu’il en perdit la couleur du visage, et commença à se troubler dans son discours et à donner des excuses non valables. Mais elles, qui sans doute étaient bien enseignées, connurent aussitôt sa maladie et le plantèrent là pour ce qu’il était.
    Pendant ce temps je mangeai certains trognons de choux qui me tinrent lieu de déjeuner, puis, sans être vu de mon maître, en grande hâte, comme il convient à un nouveau serviteur, je regagnai le logis. J’en voulus balayer quelque partie, car il en avait bien besoin, mais n’ayant pas trouvé ce qu’il me fallait pour cela, je me demandai ce que j’allais faire. Il me parut bon d’attendre mon maître jusqu’au milieu du jour, au cas où il viendrait et par aventure apporterait quelque chose à manger ; mais mon attente fut vaine.
    Aussi, lorsque deux heures furent sonnées et que je vis qu’il ne venait pas, la faim me torturant, je fermai la porte, mis la clef où il m’avait dit, et repris mon métier avec une voix basse et plaintive, les mains jointes sur ma poitrine, Dieu devant mes yeux et son nom en ma bouche, et recommençai à quémander par les portes et les maisons qui me parurent les plus riches. Or, comme ce métier je l’avais sucé avec le lait, je veux dire que je l’avais appris du grand maître l’aveugle, j’y étais devenu si habile disciple, qu’encore qu’il n’y eût pas en ce lieu de charité et que l’année fût peu abondante, je m’y pris de telle manière qu’avant que l’horloge eût sonné quatre heures, j’avais autant de livres de pain enfouies dans mon corps et en tenais deux en outre dans mes manches et mon sein. Je retournai au logis, et, passant devant la triperie, une des femmes à qui je demandai, me donna un morceau de pied de bœuf avec quelque peu de tripes cuites.
    En arrivant à la maison, j’y trouvai mon bon maître, qui, ayant plié son manteau et l’ayant posé sur le siège de pierre, se promenait dans la cour. Comme j’entrai, il vint au devant de moi. Je crus qu’il allait me gronder d’être trop longtemps demeuré, mais Dieu l’inspira mieux. Il me demanda d’où je venais. Je lui dis : « Monsieur, jusqu’à deux heures sonnées, je suis resté ici, et voyant que Votre Grâce ne venait pas, je suis sorti par la cité me recommander aux bonnes gens, qui m’ont donné ceci. » Et lui montrai le pain et les tripes que je portais dans une basque de mon vêtement. À quoi il fit bon visage et dit : « Eh bien, moi, je t’ai attendu pour dîner, et, ne te voyant pas venir, j’ai mangé. Mais tu t’es conduit en honnête homme, car mieux vaut demander pour l’amour de Dieu que de voler. Et ainsi Dieu me vienne en aide, comme je trouve bon ce que tu as fait ; seulement, je te recommande qu’on ne sache pas que tu vis avec moi, pour ce qui regarde mon honneur, quoique je pense que cela restera secret, car on me connaît peu en ce lieu, où plût à Dieu que je ne fusse jamais entré. » – « N’ayez à ce sujet nulle inquiétude, Monsieur, » répondis-je : « qui diable me le demanderait, et à qui le dirais-je ? » – Allons, dit-il, mange donc, pauvret, et, s’il plaît à Dieu, nous nous verrons bientôt hors du besoin, quoique je doive te dire que, depuis que je suis entré dans cette maison, rien ne m’a réussi. Elle doit être de mauvais sol, car il y a des maisons maudites et de mauvais fondements qui communiquent le malheur à ceux qui y habitent. Celle-ci sans doute est du nombre, mais je te promets que, passé ce mois, je n’y resterai pas, dût-on m’en donner la propriété. »
    Je m’assis au bord du siège, et, de peur qu’il ne me réputât goulu, je lui tus la collation que j’avais faite, et me mis à souper et à mordre mes tripes et mon pain, tandis qu’à la dérobée je regardais l’infortuné qui ne pouvait détacher ses yeux de mes basques dont je m’étais fait une assiette. Dieu veuille avoir pour moi autant de compassion que j’en ressentis alors pour mon maître, car j’avais éprouvé ce qu’il éprouvait, et bien des fois l’avais enduré et l’endurais encore. Je me demandai si je lui ferai la politesse de le convier à manger, mais comme il m’avait dit avoir dîné, je craignais qu’il n’acceptât pas
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