Sur la scène comme au ciel

comme une forme de vanité, la
crainte du jugement de l’autre, de ne pas se trouver comme on voudrait, mais ce
qui correspond plus simplement à un tempérament profond pour lequel
l’indépendance n’a pas de prix, quitte à ce qu’elle vous condamne à déplacer
seule des montagnes de cartons. Mais cette discrétion, ce fut ma ligne de vie.
Quand on a commencé à s’intéresser à nous, je n’ai pas varié : n’insistez
pas, je ne répondrai pas à vos questions.
    Alors au nom de quoi maintenant devrais-je me plier à cette
comédie des commentaires ? D’autant qu’il aura beau faire, ce ne sera
jamais moi. Ma version, quoi qu’il prétende, sera toujours la sienne, et ma
vérité, sa vérité. Je ne doute pas de ses efforts pour que cette voix qu’il me
prête colle au plus près de ce qu’il imagine être ma vraie parole, mais, si on
réservait à ce fac-similé le sort que les marques de luxe réservent à la
contrefaçon, cette fausse voix, aussi approchante soit-elle, finirait avec les
fausses montres sous le cylindre de fonte d’un rouleau compresseur. D’autant
que la proposition se heurte à un problème de communication. Comment, d’où je
suis, voudrait-il que je donne mon point de vue ? Par quels moyens ?
Les tables tournantes ? C’est bien la preuve que tout ce qui sera dit en
mon nom ne pourra être retenu contre moi, puisque c’est lui qui vous parle. Ici
l’ombre, et il prétend faire toute la lumière.
    Il le sait bien pourtant que, chaque fois qu’il force le
trait, il me perd. Et ça ne vaut pas que pour moi. Chaque fois qu’il force le
trait, il se perd. Ce qui l’oblige à des retours en arrière jusqu’au dernier
repère sûr. Comme un petit Poucet balisant les chemins de sa mémoire. Et voyez
comme on se retrouve. Peut-être au fond est-ce vraiment moi qui parle à travers
lui. Cette chair commune, ces mémoires enchevêtrées, ces souvenirs mutuellement
adoptés, ces voix comme des pelotes de fils emmêlés, si bien qu’à la fin on ne
sait plus qui parle pour qui.
    Allons, ce n’est pas pour rien que.
     
     
     
    Et donc, alors que jusque-là elle se contentait d’une
figuration muette dans les premiers livres, maintenant qu’elle n’était plus il
devenait possible de parler d’elle, des épisodes marquants qui avaient agité
cette eau tranquille, remous liés à des ruptures, des changements radicaux dans
le cours de sa vie : quand elle se marie et abandonne, apparemment sans
regrets, famille et pays, puis quand elle perd son mari et qu’elle confie à une
cliente qu’elle ne croit pas qu’elle lui survivra un an, et enfin, coupure
moins franche, plus étalée dans le temps mais dont nous avions pu juger des
effets comparés avant-après, quand elle sort de dix années de deuil et se consacre
pleinement à son magasin. Vous organisez le tout autour de quelques
images : celles du bombardement de Nantes sous lequel elle ne dut d’avoir
la vie sauve qu’à son cousin Pierre, et non Freddy comme précédemment annoncé,
celles de ce lendemain de Noël où meurt brutalement son mari et qu’elle
tambourine contre la cloison pour appeler à l’aide son cousin Emile, celles
encore de son retour d’une veillée funèbre où elle se tenait les côtes de rire
parce qu’elle avait cru voir Oliver Hardy à la place du défunt, un ancien
secrétaire de mairie ventripotent, épisode qui marqua symboliquement son retour
à la vie, trois images de destruction amorçant une renaissance, et vous voilà
parti. C’est-à-dire que partant de là, c’est un peu comme la découverte de l’Amérique,
au petit bonheur la chance, même si vous ne progressez pas totalement à
l’aveuglette, Christophe Colomb non plus, qui n’avait pas manqué d’être
intrigué par ce qui se racontait sur les pontons, les Vikings, et les pêcheurs
basques déjà sur les bancs de Terre-Neuve, et les marins dieppois sur les côtes
brésiliennes, mais il reste quand même un océan à traverser, dont on ne sait
trop à quoi il va ressembler. Et justement, trois lignes après le début où il
était dit qu’elle ne les lirait pas, ces lignes, ça ne ressemble déjà à rien.
Je veux dire, à rien de prémédité. Quelque chose, la maîtrise des événements,
vous échappe. Car enfin que viennent faire ici ces enragés ? Non pas les
révolutionnaires hébertistes, les étêtés du 9 thermidor, enfin du lendemain,
mais, littéralement, ces personnes atteintes de la rage après avoir