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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel
Autoren: Jean Rouaud
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homme-là aimait cette femme-là qu’il
appelle, quand visiblement il lui paraît que ses sentiments sont
partagés : ma chère petite Annick , puis ma petite Niquette
chérie, puis mon petit Loup chéri. Et il me serait facile de
reprendre l’ensemble de la correspondance, de relever la grande variété des
intitulés, mais justement, si les lettres sont toujours à la même place, dans
la même boîte de la même armoire de la même chambre donnant sur la rue où je
suis né – dans les maisons familiales on évite de bouleverser l’ordre
ancien, résultat d’une lente sédimentation, fruit de plusieurs
générations –, après le décès du petit Loup en dépit du désir que
j’en avais il m’avait été impossible de les relire. Maintenant que la petite
Annick avait rejoint son grand Joseph, je me sentais, déchiffrant les feuilles
bleues, comme l’abbé inquisiteur qui avait essayé de se faufiler dans le secret
de leur intimité. Et j’avais replacé l’ensemble de la correspondance dans son
coffret chinois, afin de les laisser entrer seuls dans leur nouvelle et
éternelle nuit de noces.
    D’ailleurs on en apprenait tout autant, sans que le sujet de
la rencontre fût abordé, dans une lettre écrite par Joseph à sa tante Marie,
quelques semaines avant l’armistice. Le ton y est tellement enjoué,
primesautier, que ce n’est pas la perspective de la fin des hostilités, au
sujet de laquelle le jeune homme se montre circonspect, qui suffirait à
expliquer pourquoi soudain tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes
en guerre. La tante Marie ne fut peut-être pas dupe, qui devait connaître son
neveu, dont elle avait dû recevoir quelques mois plus tôt des missives moins
affriolantes, alors qu’il se lamentait du fond de sa ferme clandestine de
demeurer sans nouvelles de son officieuse fiancée. Et sans doute ne pouvait-il
bénéficier des services de la poste (son adresse ainsi libellée sur une
enveloppe : Monsieur Joseph Rouaud caché dans la ferme de monsieur Mulvet,
au lieu-dit Le Tramier, ce n’eût pas été prudent, et d’ailleurs le facteur
n’eût trouvé personne car sa fausse carte d’identité l’a transformé en Joseph
Vauclaire, natif de Lorient – une précédente fausse carte, d’avant son
évasion, si elle lui conservait son patronyme, le vieillissait de quatre ans),
mais on sait que, même en ces périodes sombres, pour qui voulait, il y avait
toujours moyen de faire transiter un message. D’ailleurs, c’était Bernadette,
dite Dédette, la petite dernière de monsieur Brégeau, tailleur à
Riaillé – où se situait la ferme du Tramier –, qui jouait à
l’estafette. Sa sœur aînée, Claire, dite Clairo, s’était depuis quelques années
exilée à Campbon où son mari, y ayant repris une affaire de grains, s’était lié
d’amitié avec le jeune négociant en vaisselle de l’endroit, au point de
demander à sa belle-famille demeurée à Riaillé de l’aider à trouver un lieu sûr
où camoufler le jeune déserteur. Voilà comment s’établit le contact entre les
deux communes distantes d’une soixantaine de kilomètres. Tout était donc en
place pour les conditions de la rencontre, car les deux sœurs en cachaient une
autre, qu’on voyait moins, parce que plus réservée, préférant demeurer chez
elle à confectionner de délicats chaussons de feutre, mais que vit Joseph et
qui lui fit oublier son chagrin. (Il y eut même un moment où son cœur balança
au point qu’il s’en ouvrit dans une lettre à Claire, laquelle lui répondit que
c’était une situation bien embarrassante qui risquait de faire souffrir trois
personnes. Sans doute pensait-elle protéger sa sœur cadette en décourageant le
jeune homme de se déclarer, ou peut-être l’avait-il déjà fait à ce moment et ne
savait trop comment se sortir de cette triste situation vaudevillesque, dans laquelle
ils devaient effectivement être trois, lui, Annick et l’officieuse fiancée,
dans l’embarras.)
    Mais lorsque le 12 avril 1945 il écrit à sa tante, c’est
visiblement soulagé. Pas de doute, il a mis de l’ordre dans ses affaires de
cœur. Ce bonheur vif qui parcourt la lettre ne trompe pas. C’est celui d’un
jeune homme amoureux qui goûte d’autant mieux son bonheur tout neuf qu’il en
connaît le prix, qu’il l’a payé de ses tourments, de ses atermoiements. C’est
un bonheur claironnant qui ne peut provenir que d’une résolution : Joseph
a arrêté
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