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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Autoren: Mathias Enard
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celui du camphre ou du mastic. L'artiste pense que tous ces gens l'ignorent malgré le faste de la réception; il n'est pour eux qu'une image, un reflet sans matière et se sent légèrement humilié.  
    Michelangelo le divin n'a qu'une envie, c'est de voir l'atelier qu'on lui a promis, et de se mettre au travail.  

 
     
     
     
     
    Ton bras est dur. Ton corps est dur. Ton âme est dure. Bien sûr que tu ne dors pas. Je sais que tu m'attendais. J'ai remarqué tes regards tout à l'heure. Tu savais que j'allais venir. Tout finit toujours par arriver. Tu as désiré ma présence, je suis là. Beaucoup souhaiteraient m'avoir près d'eux, allongés dans le noir; toi tu me tournes le dos. Je sens tes muscles tendus, tes muscles de barbare ou de guerrier. Il faut sans doute manier l'épée pour avoir des bras aussi forts. L'épée ou la faux. Je ne t'imagine pourtant pas paysan, ni soldat, tu ne serais pas ici. Tu es bien trop rugueux pour être poète comme ton ami turc. Es-tu donc un marin, un capitaine, un marchand? Je ne sais pas. Tu ne me regardais pas comme une chose que l'on peut acheter ou posséder par les armes.  
    J'ai aimé ta façon de m'observer, quand je chantais. La précision de tes yeux, la délicatesse de leur convoitise. Et maintenant quoi? As-tu peur, étranger ? C'est moi qui devrais avoir peur. Je ne suis qu'une voix dans l'obscurité, je disparaîtrai avec l'aube. Je me glisserai hors de cette chambre lorsqu'on pourra distinguer un fil noir d'un fil blanc et que les musulmans appelleront à la prière.  
    On me paiera, tu n'as rien à te reprocher. Laisse toi aller au plaisir. Tu trembles. Tu ne me désires pas ? Alors écoute. Il était une fois, dans un pays lointain... Non, je ne vais pas te raconter une histoire. Ce n'est plus le temps des histoires. L'époque des contes est terminée. Les rois sont des sauvages qui tuent leurs chevaux sous eux ; il y a bien longtemps qu'ils n'offrent plus d'éléphants à leurs princesses. Mon monde est mort, étranger, j'ai dû le fuir, abandonner jusqu'à mes souvenirs. J'étais enfant. Je me rappelle seulement le jour de la chute, ma mère affolée, mon père confiant en l'avenir qui essayait de la rassurer, notre prince le traître qui s'enfuit après avoir ouvert la ville aux armées chrétiennes. C'était en janvier, une neige fine brillait sur la montagne. Il faisait beau. Ysabel et Fernando, vos rudes souverains catholiques, ont dormi dans l'Alhambra ; Fernando a ôté son armure pour monter sa royale femelle, dans la plus belle chambre du palais, après avoir fait donner une messe victorieuse où tous ses chevaliers, entrés dans la citadelle sans se battre, priaient avec ferveur. Trois mois après, alors que nous avions vu les nobles Espagnols s'installer dans la médina, on nous chassa. Le départ, la conversion ou la mort. Nous respections les chrétiens. Il y avait des pactes, des accords. Disparus en une nuit.
    Je ne reverrai sans doute jamais l'endroit où j'ai grandi. Je pourrais vous haïr pour cela, toi et ta croix. J'en aurais le droit. Mon père est mort dans les souffrances du voyage. Ma mère est enterrée à deux parasanges d'ici. Le sultan Bayazid nous a accueillis, dans cette capitale conquise aux Romains. C'est justice. Œil pour œil, ville pour ville. Tu ne trembles plus. Je te caresse doucement et tu restes de glace, froid comme un fleuve. Mon histoire te déplaît ? Je doute que tu m'écoutes vraiment. Tu dois comprendre des mots, des bribes, des morceaux de phrases. Cela t'étonne que je parle castillan. Nombre de choses t'étonneraient encore si tu avais vu Grenade.
    Je n'ai pas d'amertume. Un pâle soleil d'hiver éclaire aujourd'hui l'Andalousie. Les choses passent.  
    On parle de Nouveau Monde ; on raconte qu'au-delà des mers se trouvent des pays infiniment riches que les Francs conquièrent. Les astres se détournent de nous ; ils nous plongent dans la pénombre. La lumière s'en va de l'autre côté de la terre, qui sait quand elle reviendra. Je ne te connais pas, étranger. Tu ne sais rien de moi, nous n'avons que la nuit en commun. Nous partageons ce moment, malgré nous. Malgré les coups que nous nous sommes portés, les choses détruites, je suis contre toi dans le noir. Je ne vais pas t'entretenir avec mes contes jusqu'à l'aurore. Je ne te parlerai ni de bons génies, ni de goules terrifiantes, ni de voyages dans des îles dangereuses. Laisse-toi faire. Oublie ta peur, profite de ce que je suis, comme toi,
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