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Les sorciers du ciel

Les sorciers du ciel

Titel: Les sorciers du ciel
Autoren: Christian Bernadac
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mon enfance, mon être ne serait pas ce qu’il est, et ma sensibilité serait différente. Il faut avoir été sur place, personnellement engagé dans la symphonie, pour se rendre compte que les mains ne peuvent pas être propres ni les ongles impeccables quand on a travaillé dans le cambouis. J’ai dit là-bas la messe avec des mains ignobles mais triomphales. On ne peut pas se servir d’un mouchoir avec des mains pareilles, et l’on doit se moucher avec ses doigts. J’ai compris que le fait de cracher par terre était une défense instinctive de l’organisme, et que l’hygiène était un luxe méritoire et pour certains quasi inabordable. Le vieux Dory qui travaillait avec moi à la soudure autogène touchait sans se brûler les gouttes de métal en fusion, il avait fait cela toute sa vie.
    Je me souviens d’avoir, un jour, pendant l’hiver, réparé le moteur du pont roulant extérieur. Je travaillais sur le haut du pont, en plein vent qui glaçait complètement tout le corps. Il me fallait dévisser entre le pouce et l’index de minuscules vis qui résistaient ferme. Je ne sentais pas mes doigts, ils étaient violets. Je n’ai pu m’en tirer qu’en descendant de l’échelle toutes les cinq minutes pour courir me dégeler les mains sur un brasero et je suis resté longtemps après avoir fini, incapable de faire un mouvement et pleurant de froid. J’ai vu Méko, en d’autres occasions, réparer le même moteur. Lui tenait le coup   : il savait   ; il est vrai qu’il était russe. Il avait une manière à lui de dégeler ses doigts en se frottant les cheveux qui étaient souveraine. Et puis, il était ouvrier depuis toujours.
    Si l’esprit est conditionné par la sensibilité, rien d’étonnant qu’il y ait une mentalité ouvrière, une pensée ouvrière, qui restera toujours étrangère aux philosophes et aux savants. Et cette mentalité est encore façonnée par l’objet sur lequel elle s’exerce. Il faut avoir travaillé pour comprendre la matière et sa beauté et son mystère et sa vie. Car la matière est vivante, je ne savais pas cela non plus. Dans mon domaine d’électricien, cette vie était peut-être plus sensible qu’ailleurs   ; pourtant, il me semble que les camarades l’expérimentaient comme moi-même. La machine a une âme. Elle a ses moyens d’expression à elle   ; elle à ses bruits, imperceptibles à tout autre qu’à son conducteur, ses plaintes, ses maladies, ses caprices, ses manies. Il existe un accord tacite entre elle et son maître, des habitudes réciproques, une collaboration d’impondérables. L’ouvrier ne travaille pas avec n’importe quel outil, fut-il le plus élémentaire, mais avec son outil, celui qui est marié à sa main depuis toujours. On dira que mon imagination travaille, et que tout cela est poésie. Je pense qu’il y a bien plus que cela, et que ce n’est pas par hasard que le Christ a voulu être ouvrier. Il a aimé le bois, dont il connaissait tous les secrets, dans la familiarité d’une collaboration de vingt années. Il est né sur ce bois dans la crèche et il a voulu mourir dans l’étreinte sanglante de son ami, de son frère, le bois. De nos jours peut-être, aurait-il aimé le fer comme il aima le bois, il aurait travaillé avec passion la soudure et le tour et l’ajustage, et il aurait communié par là avec cette matière qu’il connaissait si bien, dans tous ses secrets, comme il connaissait le vent, la tempête et les poissons du lac. La réparation d’une machine est source des mêmes joies que la création artistique. Je me souviens d’une machine à soudure électrique (un couple transformateur moteur et dynamo), qui avait rompu ses amarres pendant un transport par le pont roulant et était tombée de 10 mètres de haut. La machine gisait là, debout sur ses deux petites roues de derrière, comme un chien malade, et Méko se tordait de rire en la regardant. On a travaillé dessus pendant trois jours, sans arrêt, réparant tout, pièce par pièce   : le timon, les roues, les condensateurs, les interrupteurs, etc., etc. On l’a remontée complètement et puis, prudemment, on a essayé de lui redonner la vie en la branchant sur le courant. Cela n’allait pas au début, ensuite cela allait mal. Méko l’a réglée en fin connaisseur, jusqu’à ce que les sonorités soient exactement accordées, l’arc impeccablement ajusté à la soudure. Et quand elle a roulé à point, ce fut pour nous deux une joie
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