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Le camp des femmes

Le camp des femmes

Titel: Le camp des femmes
Autoren: Christian Bernadac
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haltes, des âmes charitables… Croix-Rouge (sans doute) – tout au moins jusqu’à la frontière – s’efforçaient à travers les barreaux de notre lucarne de remplir d’eau tous les ustensiles pouvant servir à cet effet, mais là encore quels sujets de discorde, quel privilège pour celles qui ne ressentaient pas les affres de la soif !
    L’arrivée à Ravensbrück revêt dans mes souvenirs l’image d’un cauchemar hideux. Une femme fut descendue morte de notre wagon, ayant succombé en cours de route à une crise de diabète… Et, ce fut la vision dantesque d’un camp qui s’éveille (il était environ 5 heures du matin) dans une nuit blanche de neige.
    Les hautes cheminées des cuisines et sans doute celles du crématoire lançaient leur fumée dans un ciel pur d’hiver.
    Des femmes, sans âge défini, jeunes, vieilles, quelques-unes très vieilles, en costumes rayés bleu et gris, semblaient à nos yeux, encore inaccoutumés à une telle misère physique, des personnages évadés des tableaux de l’Apocalypse.
    Ces femmes se mettaient en rang, se comptaient, battaient les semelles… certaines passaient, portant à deux d’immenses seaux remplis d’un liquide noirâtre.
    Et nous avancions, transies, effarées, éreintées, cahotantes sous nos bardas, entourées de S.S., de chiens, de femmes en uniformes… et… pétrifiées d’angoisse… !
    Les jours ont passé… La quarantaine d’abord, puis le travail… les routes à construire pour le Grand Reich. Les wagons venant de toutes les villes occupées d’Europe dont nous déchargions les pauvres trésors, volés au fur et à mesure des arrestations arbitraires…
    Les briquettes de charbon transportées sur des péniches que nous devions amasser en tas dans le port de Fürstenberg, pour être distribuées afin de nourrir les cheminées du camp et chauffer l’armada de S.S., d’officiers et de soldats de la Wehrmacht, de femmes S.S., de volontaires gardes-chiourme en un mot, tous ceux qui vivaient au détriment de cette masse pitoyable de déchets que nous devenions peu à peu…
    Les souvenirs affluent, innombrables, navrants, dramatiques, révoltants, d’autres au contraire touchants, émouvants, rédempteurs.
    Comment oublier certains visages figés dans une mort si douloureuse tant au moral qu’au physique…
    Comment oublier à quels degrés de déchéance morale ces gardiens parvenaient à abaisser nos compagnes, puisque, venues de Pologne ou de Russie, de France ou de Belgique, de Hongrie ou de Roumanie, d’un des cinquante-deux pays dont les ressortissants croupissaient dans le camp, il s’en trouvait toujours pour accepter l’abominable mission de nous garder, de nous surveiller, de nous battre ou de nous dénoncer…
    Ce fut là, je crois, l’entreprise la plus corrosive et le plus cyniquement réussie de l’Allemagne nazie : obtenir par des suppléments de nourriture, ou par certaines faveurs, c’est-à-dire en faisant appel au besoin, primitif chez l’homme, de survivre, la dégradation progressive des « âmes mal trempées » .
    Comment ne pas se rappeler cette jeune prisonnière qui, lors d’une visite de Himmler, se précipita vers lui pour tenter de lui dire dans quelle misère nous vivions, et qui disparut totalement le jour même.
    Lorsque la dernière semaine du mois d’août 1944 nous apporta par les voix mystérieuses du camp la confirmation de la libération de Paris, je ne pus, par une sorte de dédoublement ou de vision projetée de moi-même, imaginer Paris libre, les Miens réunis, et ne pas être là parmi eux à recommencer à vivre, à penser, à agir, à aimer, à oublier… et je décidai, dans une sorte de totale inconscience, de m’évader.
    Dès le jour de mon arrestation, j’ai toujours pensé à m’évader. Mais, ce qui me semblait impossible à réussir, dans les prisons de Marseille et de Paris, ou dans les camps de Romainville et de Compiègne, me paraissait, avec une inconscience dont je ne me suis jamais départie, beaucoup plus facilement réalisable en Allemagne, alors que là je ne connaissais ni le pays ni la langue.
    Il est probable que dans mon subconscient, mes séjours dans les prisons et les camps français comportaient un espoir d’issue puisque je savais que, d’un jour à l’autre, je serais changée de lieu d’emprisonnement et que rien que ce changement en soi, pour un caractère aussi optimiste que le mien, laissait entrevoir mille possibilités :
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