L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
chapeau ou en levant sa canne italienne, sur laquelle il aimait à s’appuyer
tandis qu’il plaisantait ou taillait une bavette. Il était sociable avec tout
le monde et franc avec ses amis. Il fumait de bons cigares à vingt-cinq cents. Il
était chaleureux avec tous les habitués de l’Exchange Club et offrait à tous
les joueurs des verres gratuits d’un whisky qu’il concoctait lui-même d’un jour
sur l’autre avec un alambic, mais lorsque lui-même s’attablait dans un coin
pour passer le temps, c’était avec une bouteille de cognac Martell ou de
bourbon Jackson’s. Il y demeurait parfois huit ou neuf heures d’affilée, invitant
des connaissances et communiquant ses instructions par gestes et signaux aux
danseuses et aux prostituées.
Quand il n’oubliait pas de se restaurer, il
faisait vers sept heures un énorme repas qu’il engloutissait d’un seul coup, sans
jamais grossir, semble-t-il. Après quoi il allait jouer à la roulette ou au
poker et se couchait fréquemment alors qu’il avait une quinte ou une
combinaison de cartes parfaite afin de se prémunir contre toute accusation de
tricherie. Il était en réalité à même d’accomplir des tours de magie ou de
passe-passe, de retrouver à volonté n’importe quelle figure, de deviner avec
précision quelles cartes un joueur donné avait en main et de distribuer les as
à qui il le désirait en battant le jeu. Ses doigts étaient agiles, son esprit
vif, ses yeux bleus discernaient chaque nuance ; il reconnaissait chaque
tactique, chaque stratégie et se laissait rarement abuser ou duper – sauf quand
il le voulait bien.
Il riait souvent et avec trop d’empressement, ce
qui ne produisait pas toujours l’effet escompté ; il était capable de
soutenir des conversations longues et passionnées, dont il était cependant trop
généralement le sujet ; un seul regard de sa part suffisait à couper la
chique à bien des hommes ; devant témoins, il prenait ombrage à la plus
infime insulte et n’avait pas davantage de scrupules à dégainer son revolver qu’à
plonger la main dans sa poche pour y récupérer sa petite monnaie. Il avait de
la force physique et était redoutable avec ses poings – le genre de pugiliste
et d’assaillant prêt à en découdre sans détour avec n’importe quel adversaire
sans égard pour son gabarit. Pourtant, il était prudent, tendu, vigilant. Il
gardait le dos aux murs et un œil sur le long miroir du saloon qu’il avait
récemment fait importer de France. Quand une porte était ouverte, il la fermait ;
il ne s’attardait jamais près des vitres, ne tournait jamais le dos à des
étrangers, ne grimpait jamais sur des échelles ou des chaises ; il ne
quittait pas de la journée son revolver en permanence plaqué contre sa cuisse
et le glissait sous son oreiller la nuit.
Il ne perdait rien des allées et venues des
belles-de-nuit qui travaillaient pour lui ; il était toujours gentil avec
elles, les appelait « ses filles » et rossait sauvagement tout homme
qui osait les brutaliser dans les chambres ou refusait de s’acquitter de la
somme convenue. De temps à autre, il allait faire un tour à l’étage, dans le
couloir, collait l’oreille aux portes des chambres et, si Dorothy n’était pas
avec un client, il lui demandait de se faire belle et de rejoindre le reste de
la compagnie à sa table, où se trouvaient déjà les plus fidèles de ses rudes amis
de Creede : Joe Palmer, qui devait être chassé de la ville en avril,
« Broken Nose » (« Nez cassé ») Creek, un cousin des frères
Younger et Jack Pugh, un voleur de chevaux, venu ouvrir une écurie de louage à
Creede. Ils évoquaient ensemble des crimes épouvantables qu’ils n’avaient en
fait jamais commis et Bob exagérait son rôle et ses hauts faits au sein de la
bande des frères James, accumulant les affabulations, tandis que Dorothy le
dorlotait obligeamment et minaudait aimablement avec leurs hôtes. Quand
survenait un désaccord concernant la longue carrière de la bande des frères
James, Bob faisait autorité, car il connaissait chaque légende, se repaissait
de chaque roman de quat’sous et était en somme si pénétré de la vie du
hors-la-loi – comme un bon biographe – qu’il allait jusqu’à appeler les James
ses cousins (une parenté que personne ne remettait jamais en cause).
Sur le coup de minuit, il recevait au vu et au
su de tous, de la main de Dorothy, les recettes dérivées de la prostitution,
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