La Légion Des Damnés
nous allions exécuter le quart de tour qui nous placerait face à notre bâtiment. Le capitaine Lopei vociféra :
— Compagnie 3... Tête... à GAUCHE !
Toutes les têtes pivotèrent d'un même mouvement, tous les regards fixes braqués sur la silhouette frêle du colonel. Mais les gestes rigides qui font partie du salut n'avaient, cette fois, rien de rigide. Il y eut même un léger cafouillage ! Le capitaine Lopei sursauta, s'arrêta, s'éloigna pour observer sa compagnie. Puis retentit l'ordre :
— Compagnie 3... Tête... à GAUCHE !
C était le colonel. Il y eut un moment de silence glacé, suivi du rugissement enragé de von der Lenz :
— Capitaine Lopei, vous appelez ça une compagnie ? Si vous voulez monter au front avec le prochain bataillon d'infanterie, vous n'avez qu'à me le faire savoir ! Il y a beaucoup d'officiers qui seraient plus que satisfaits d'avoir votre poste dans cette garnison...
La voix du colonel devint un glapissement suraigu, hystérique :
— Qu'est-ce que c'est que cette meute d'infâmes roquets ? Qu'est-ce que c'est que cette racaille indisciplinée ? Des soldats prussiens, ça ?... Des chiens galeux, oui ! Mais j'ai un bon remède contre la gale !
Arrogant et plein de morgue, il promenait son regard sur notre compagnie de somnambules atterrés. Si seulement il pouvait bientôt fermer sa gueule, que nous puissions regagner nos quartiers, balancer notre barda et dormir...
— Oui, j'ai un bon remède contre la gale, répéta-t-il avec une jubilation menaçante. Les roquets galeux n'ont besoin que d'un peu d'occupation, un petit peu d'entraînement, hein, capitaine Lopei ?
— Oui, mon colonel, un peu d'entraînement.
Une haine morne montait en nous, mêlée de pitié envers nous-mêmes. Cette histoire allait nous coûter au moins une heure de l'exercice le plus épuisant qu'une armée ait jamais inventé, le pas de parade à l'allemande, le pas de l'oie...
Avez-vous jamais eu toutes les glandes de la région inguinale enflées et dures au point de souffrir le martyre à chaque pas, les muscles des cuisses roulés en boules compactes sur lesquelles il faut cogner à tour de bras, de temps à autre, pour les remettre au travail, les muscles des mollets contractés par des crampes, chaque botte pesant un quintal et chaque jambe une tonne et, dans ces conditions précises, avez-vous jamais essayé de lever la jambe, orteils pointés, dans le prolongement de la cuisse, aussi lestement, aussi gracieusement qu'une danseuse classique ?
Avez-vous jamais essayé, après ça, quand vos chevilles n'ont plus la force de vous porter, que vos orteils ne sont plus qu'une masse sanguinolente et que la plante de vos pieds est en feu, ampoules gonflant, éclatant ou saignant de toutes parts, flammes et verre pilé mélangés, avez-vous jamais essayé de vous lancer en avant, sur un pied, tandis que l'autre va rejoindre le sol avec un "ploum " retentissant ? Et tout cela doit se passer en mesure, avec une précision qui transforme cent trente-cinq hommes en une seule machine dont le martèlement rythmique, régulier, fait dire aux gens qui s'arrêtent pour l'écouter :
— Ça, c'est un défilé militaire ! Ça, c'est magnifique ! Mon Dieu, quelle armée nous avons !
Le pas de l'oie produit toujours une énorme impression. Sur les oies.
Le pas de l'oie ne nous impressionnait pas du tout. Du moins, pas de cette façon-là. C'est l'exercice le plus infernal, le plus révoltant, de toute l'histoire de l'armée. Il a déchiré plus de muscles et endommagé plus de ganglions lymphatiques que n'importe quelle autre forme d'entraînement. Demandez aux médecins leur opinion là-dessus !
Mais nous avions sous-estimé notre Oberstleutnant. Nous n'allions pas nous en tirer avec une heure de pas de parade. Il était parti, le fumier, salué par le capitaine Lopei, mais avant de partir, il avait dit :
— Et comment que je connais un bon remède ! Capitaine Lopei !
— Mon colonel!
— Vous allez m'emmener tout ça sur le terrain d'exercice et leur apprendre à être des soldats au lieu d'une meute de chiens galeux... Vous ne rentrerez pas avant demain matin, neuf heures... Et si demain matin, Cette compagnie n'est pas capable de me sortir un pas de parade qui enfonce les pavés de la cour, je vous y renvoie immédiatement. Compris ?
— Compris, Herr Oberstleutnant.
Toute la nuit, nous pratiquâmes l'attaque en terrain découvert et le pas de parade.
Et le lendemain matin, à
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