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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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la guérison. Du coup, certains s’enhardirent qui
considéraient sous cet éclairage nouveau que la réputation du grand Joseph
était somme toute surfaite. Il y avait une place à prendre. Ils postulaient
déjà la succession, commençant à tirer des plans, indiquant la marche à suivre
et proposant d’entamer les travaux dès lundi. « Tsst, tsst », coupa
Joseph avec cette façon de claquer la langue contre le palais, « pas
lundi. » – « Quand alors ?» – « Maintenant. » Joseph
le magnifique venait de signer son retour.
    Il monta au premier étage enfiler son pantalon de toile
vieux-rose délavé comme en portent les marins pêcheurs, sa chemise de cotonnade
à carreaux bleus et gris (sa tenue de combat pour les grands travaux ;
sinon, pour les menues tâches, il bricolait en chemise blanche et cravate,
manches retroussées), rassembla tout ce que la maison comptait de seaux,
d’épongés et de serpillières, et entreprit de vider le magasin. Les
putschistes, rentrés dans le rang, furent enrôlés sur-le-champ, une grande
chaîne se fit. La vaisselle entreposée dans la cour était plongée dans
plusieurs bacs en décoctions successives. Il fallait sans arrêt renouveler l’eau
qu’on jetait, engraissée par les cendres, sur les massifs de fleurs, manière de
tirer un petit profit de notre malheur. Mais l’eau était si sombre qu’on
oubliait parfois au fond du bac une assiette qui allait se briser sur une
pierre au pied d’un rosier. Bientôt les parterres ennoyés demandèrent grâce.
Notre épandage s’étendit à l’ensemble du jardin. Le soir, le sol était maquillé
en terril.
    Mais une vaisselle monumentale : des montagnes
d’assiettes, de soupières, de verres, de casseroles, de faitouts, de bols, de
marmites, services à café, services à dessert, à crème, à liqueur, coupes à
fruits, plateaux à fromages, plats en terre, en faïence, en porcelaine à feu,
en grès, plats plats, plats creux, ronds, carrés, ovales, moulins à café à
main, électriques, moulins à légumes, presse-purée, louches, écumoires,
passoires, l’équivalent de trois cents placards de cuisine vidés dans notre
cour, à quoi s’ajoutaient les bidons à lait et leurs mesures en aluminium, les
pots à fleurs de toutes tailles, les jardinières, les barattes, les saloirs,
les bassines en plastique ou galvanisées, les bocaux à conserves, les rouleaux
de toile cirée en trois largeurs (un mètre, un mètre vingt, un mètre quarante),
les ampoules électriques, les balais, les brosses, un rayon quincaillerie, un
autre de droguerie, mille bizarreries comme ces œufs en plâtre ou en bois qui
servent de leurre pour inciter les poules à couver au bon endroit, sans oublier
les couronnes mortuaires avec perles et strass, les croix en marbre ou en
granit avec christ en bronze ou métal chromé, et les fleurs artificielles qui
perdurent d’une Toussaint à l’autre et accompagnent plus longtemps les regrets
éternels. Quand on trempa dans l’eau les petits sujets-baromètres qui changent
de couleur selon le temps, on eut beau frotter, ils restèrent gris. On s’avisa
que c’était normal en milieu humide. Quelqu’un eut l’idée de les placer dans le
four pour qu’ils virent au rose.
    L’ambiance était laborieuse. Les femmes se relayaient,
soupiraient : « On n’en voit pas la fin », ou : « La
suie, il n’y a rien de pire », ou, avec une note d’humour : « Et
dire qu’il faudra recommencer ce soir. » Et, en fin d’après-midi qui
vit-on arriver ? La vieille Maryvonne, un petit fichu moiré sur la tête,
rabattu sur le front, finement noué sous le menton, comme si elle avait cherché
à traverser la place incognito de peur qu’on la suspecte de revenir sur les
lieux de son crime. Car de toute la journée elle avait fait figure d’accusée
derrière son comptoir. Là où les mises en garde avaient échoué à la convaincre
du danger que son mode d’éclairage représentait pour la commune, les événements
cette fois plaidaient contre elle. La démonstration était parfaite :
heureux que notre sinistre ne fût qu’un avertissement sans frais (pour les autres,
s’entend), mais il fallait y voir la pose de la première pierre à feu qui
allumerait l’étincelle de l’holocauste final auquel elle nous exposait tous. Au
fil des heures, la vaillante Maryvonne avait organisé sa défense, mais son
distinguo entre les bougies et la lampe à pétrole n’avait convaincu
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