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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres
Autoren: Jean Rouaud
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composait ses
trajets futurs, reliant les pointes colorées par des fils de coton qui
traçaient, selon le principe euclidien du chemin le plus court, une route
géométrique idéale, un parcours zigzaguant à vol d’oiseau, figurant, avec des
allures de diagramme ou de feuille de température, son programme étalé sur un
mois. Semaine après semaine, les fils dessinaient en lignes brisées les chemins
d’Ariane qui sourdement terrassaient notre père Minotaure. De plusieurs
couleurs, eux aussi, lestés à leurs extrémités de boutons de cuivre pour
assurer une meilleure tension, ils évitaient d’empiéter l’un sur l’autre, se
recoupaient parfois à la faveur d’une ville-étape, exploraient méthodiquement
un territoire, s’efforçant de concilier les clients à démarcher et les hôtels
où il aimait à descendre, assuré d’y retrouver, au hasard des tournées, deux ou
trois compagnons de route avec qui entamer après repas une partie de cartes.
    Il tâtonnait longtemps avant d’arrêter la solution la plus
judicieuse, procédait par repentirs – au lieu de cette pointe au nord, pourquoi
ne pas essayer cette autre plus à l’ouest ? – et de ces options dépendait
chaque fois une variation nouvelle, un itinéraire inédit. Quand celui-là
semblait conduire à une impasse, il détachait le fil circulant entre les têtes
colorées et repartait de zéro, c’est-à-dire de Quimper, qu’il rejoignait tous
les lundis matins après avoir quitté Random à six heures et avalé, en guise de
petit déjeuner, la fumée de sa première Gitane.
    Deux cents kilomètres à parcourir d’une traite n’étaient pas
une mince affaire. Alors que maintenant elles s’ingénient à les éviter, les
routes de l’époque au bitume graveleux, étroites et sinueuses, traversaient le
moindre village. Les petites villes, confinées dans le périmètre d’anciens
remparts, avec leurs marchés encombrés et leurs rues étriquées, constituaient autant
d’obstacles qui ralentissaient la progression du voyageur. Car c’est ainsi que
se définissaient eux-mêmes les représentants de commerce. Le mot n’évoquait
aucun rêve d’évasion, aucune image de pays lointain, de plages blondes bordées
de cocotiers : un voyageur était simplement quelqu’un qui gagnait sa vie
sur les routes.
    Dès qu’on quittait une nationale pour s’enfoncer dans le
dédale de la campagne bretonne, il fallait compter avec les troupeaux de vaches
qui barraient de leur démarche désabusée toute la largeur de la chaussée,
opulentes, lascives, le pis ballottant entre les pattes arrière à presque
toucher terre, ruminant entre leurs gencives le même ennui incommensurable,
comme si de porter sur leurs flancs ballonnés cette étrange géographie de continents
bruns et d’océans ivoire les avait convaincues que le monde, elles en avaient
fait le tour. Le gardien ou la gardienne du troupeau suivait à bicyclette, un
petit drapeau rouge de chef de gare glissé sous le bras pour régler, le cas
échéant, la circulation, affectant dignement de ne rien entendre quand un coup
de klaxon manifestait l’impatience d’un chauffeur, continuant d’un rythme
toujours égal, à la limite du déséquilibre tant l’allure est lente, avalant les
bosses de la même pédalée lourde, ne mettant pied à terre qu’au bas des côtes
les plus rudes, et toujours au même endroit, remontant sur le vélo devant un
autre repère, cet arbre, par exemple, qui marquait un adoucissement de la
pente. L’habitude du chemin rituellement parcouru matin et soir, de cette
transhumance bi-quotidienne. Rapprocher la pâture de la ferme par un échange
avec un voisin ? On y songe quelquefois en repoussant aussitôt l’idée
d’être demandeur – voilà qui est humiliant –, et puis ce serait bouleverser ce
mouvement pendulaire dans le sillage des bêtes indolentes, c’est-à-dire
bousculer la marche des planètes, la belle alternance des jours et des nuits,
le cycle des saisons dont la vie, si misérable soit-elle, s’est jusque-là
arrangée, s’arrangera encore demain. Un changement, même dans la perspective
d’un confort supérieur, comporterait à coup sûr un vice caché et, cette horloge
détraquée, quelque chose comme la mort.
    Le chien, sûr de son importance, fait d’incessantes navettes
entre l’avant et l’arrière du troupeau, remet dans le droit chemin les vaches
récalcitrantes ou traînardes, donne de la voix pour se faire respecter.
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