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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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d’autres
semaines pour atteindre ce bord de l’eau ?
    J’ai beaucoup pensé à ce sommeil, à cette perte brutale de
connaissance alors que tout, le vacarme, les odeurs pestilentielles, les
bousculades permanentes, aurait dû me tenir éveillé. Et j’ai compris que mon
goût pour la cartographie était une forme du même sommeil, venait du même refus
de voir le vrai visage du monde.
    Qu’est-ce qu’une carte ? Un morceau résumé et pacifié
de la Terre. Qu’est-ce qu’un cartographe ? Quelqu’un qui s’arrange pour
vivre à l’écart de la vie et de ses horreurs. À l’original il préfère le
portrait ou, mieux, pour conserver plus de tranquillité encore, le schéma du
portrait. Qu’est-ce qu’un homme qui dort ? Un homme qui fuit.
     
    *
    *  *
     
    Quel courage je ne sais comment recouvré, ou quel remords,
me sortit de cette léthargie ? J’ouvris les paupières. La nuit avait
changé de couleur. Jaune tout à l’heure, elle était devenue noire. Et ce noir
de la nuit était plus clair que le jaune du jour. Un quartier de lune
illuminait des centaines et des centaines de familles inanimées tout au long
des quais. Quand elles avaient cessé de marcher, la poussière née de leurs pas
était retombée sur elles. D’où ce très mince voile de sable qui les recouvrait
toutes, comme un linceul, et aussi les soldats, de même que les « commerçants »,
tous pareillement vaincus par l’épuisement et unis dans un repos commun, victimes
et bourreaux mêlés.
    Je m’arrachai à cette sordide connivence et, enjambant les
corps, m’éloignai du port. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un port, sinon une fosse
remplie d’eau quand il ne reste plus aucun bateau ?
     
    *
    *  *
     
    Je tombai sur des ombres. Une famille d’ombres. J’en comptai
six, deux ombres adultes et quatre ombres enfants, assises, plutôt effondrées
sur un muret. Elles s’inclinaient lentement, toutes les six, d’avant en
arrière. C’est ainsi que prient les Juifs. Mais leur prière n’était peut-être
que de la fatigue.
    Je m’approchai.
    — Vous venez de loin ? Que puis-je faire ?
    La plus grande ombre leva lentement les yeux vers moi comme
si elle revenait de très loin. Un visage parut, dévoré par une barbe. Deux yeux
me considéraient. Je les revois encore aujourd’hui, ces deux yeux. Je n’ai
jamais rencontré tant d’étonnement dans un regard : «On dirait bien qu’un
homme s’est adressé à moi. On dirait bien qu’il me parle. Il me parle sans
aboyer. Je croyais que tous les hommes s’étaient changés en chiens. Pourtant
cet homme me parle. Je croyais que le Roi et la Reine avaient interdit aussi de
parler aux Juifs… »
    Au-dessus du regard, les sourcils étaient froncés, comme
ceux de quelqu’un qui fait effort, qui cherche dans sa mémoire.
    Je renouvelai mon offre : je peux vous aider ? Je
ne reçus pas de réponse. Le regard ne s’étonnait plus. Il avait dû achever son
examen et conclure à une illusion : il n’était pas possible qu’un non-Juif
s’avançât vers un Juif pour lui proposer de l’aide.
    — S’il vous plaît, monsieur, laissez-nous.
    Et il se mit à se lamenter.
    Il avait une voix aussi ténue que le trait d’eau qui
serpente entre les cailloux en été, aussi fragile que ce qui demeure alors du
fleuve.
    «  Ma gorge est enrouée par mes cris. Ma langue se
colle à mon palais. Mon cœur bat la chamade à cause de ma grande tristesse…  »
    La femme se leva d’un bond :
    — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu fait cadeau d’un
tel mari ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi suis-je toujours seule au monde
dans la guerre ?
    Et elle se tourna vers moi :
    — Nous avons besoin de pain. Merci.
     
    *
    *  *
     
    Quand je revins avec le pain arraché à un boulanger sous la
menace de mon épée, toute la famille s’était réveillée et m’attendait comme un
sauveur. J’aurais juré que les enfants avaient été faits beaux, coiffés et
presque dépoussiérés.
    — Saluez notre ami, dit la mère.
    Les enfants se précipitèrent vers moi.
    C’est alors que je distinguai, un peu à l’écart, allongés
sur le sable, un petit garçon et une petite fille qui se tenaient dans les bras
l’un de l’autre. Ils se tenaient embrassés. Ils ne semblaient pas avoir dépassé
dix ans.
    Je demandai à la femme si elle connaissait ces enfants et
pourquoi elle ne faisait rien pour interrompre leurs caresses obscènes.
    — Ils sont mariés
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