Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
écrit le dernier mot de son épopée, tandis qu’à Syracuse un géomètre commence un traité d’architecture. Il y a sans doute autant de livres au monde que d’astres dans le ciel. Chaque nuit, on en découvre un nouveau.
— Et combien y a-t-il d’étoiles dans le ciel ?
Un peu agacé, mais refusant d’avouer son ignorance, Euclide répliqua :
— Les disciples de Pythagore se reconnaissaient entre eux grâce à une étoile à cinq branches, car le Cinq est le nombre nuptial, celui de l’harmonie. Donc…
— Donc, l’interrompit le roi, nous fixerons le nombre de livres à acquérir à cinq cent mille. Cet objectif te paraît-il raisonnable, Démétrios ?
— J’y rajouterai un cinq cent mille et unième volume, roi. Ton Histoire d’Alexandre, que tu m’as dit être presque achevée.
Ne va pas croire, Amrou, que Ptolémée était l’un de ces riches vaniteux dont je t’ai parlé tout à l’heure, qui entassaient les livres pour leur seul prestige. À sa façon, c’était un conquérant. Mais au contraire d’Alexandre, ce n’était pas des nations dont il voulait s’emparer à son profit. En s’emparant de l’univers des esprits, il s’en montrerait le digne héritier. Tout le savoir du monde qu’il collectait, espérait-il, serait ouvert à ceux qui voudraient en prendre connaissance. Alexandre voulait aller chercher le soleil à son lever ? Ptolémée, lui, attendait dans sa cité l’astre du jour à son zénith. Son fils et ses successeurs seraient entraînés dans le mouvement qu’il aurait initié. Sa dynastie se devrait de poursuivre la tradition qu’il aurait instaurée. Ce qui semble le caprice éphémère d’un despote devient ainsi grand dessein : Sôter fit en sorte que sa ville rayonnât de toute sa lumière. La lumière bénéfique de la science, qui est lumière divine.
Où Amrou s’essaie à la philosophie
— Tu parlais de la cité idéale dont rêvait Aristote, dit Amrou en contemplant le bassin asséché, au centre du péripate. Cependant, Mahomet a fait de La Mecque notre ville sacrée. Éloignée de la mer et de ses tentations mercantiles, vivant de ses propres richesses, La Mecque est tout le contraire de ce qu’a imaginé ton philosophe. Qu’aurait-il donc à nous apprendre, à nous autres musulmans ?
— Aristote affirmait que le bon gouvernant devait toujours peser la mesure, le possible et le convenable.
— Et en quoi la Bibliothèque de Ptolémée correspondait à la pensée de son maître ?
— Rassembler les livres de tous les peuples du monde permettait de mieux les comprendre, et par là, d’entretenir avec eux des relations commerciales fort lucratives.
— Mais posséder autant de livres qu’il y a d’étoiles dans le ciel ! Je ne connais rien de plus démesuré, d’impossible et d’inconvenant aux yeux de l’Éternel !
— Les livres servent avant tout à l’instruction. Aristote disait que la meilleure des cités était celle qui, par l’éducation, inculquait la vertu aux citoyens.
— Cela suppose que les gouvernants soient eux-mêmes vertueux.
— Tu viens de prononcer, presque mot pour mot, les paroles du Philosophe. Ptolémée Sôter était vertueux et sage autant que les rois du Livre, David et Salomon.
— Tu blasphèmes, vieil homme. David et Salomon écoutaient la parole divine. Ils obéissaient aux injonctions du Tout-Puissant.
— Sais-tu, intervint Rhazès qui voyait la conversation prendre un tour dangereux, sais-tu que Ptolémée Sôter avait lu le Livre sacré commun à nos trois religions, celui que nos amis appellent l’Ancien Testament et nous deux, la Torah ? Ptolémée le fit même traduire en grec, ce qui provoqua un miracle.
— Je ne te crois pas, Juif, car tu fais partie de ce peuple dont le Prophète a dit que vous aviez sciemment altéré la parole de Dieu après l’avoir entendue.
— Rhazès dit la stricte vérité, s’exclamèrent en chœur Philopon et Hypatie avec un tel accent de sincérité qu’Amrou en fut surpris.
— Mon jugement est peut-être brutal, admit-il. Mais pourquoi vous autres, les Hébreux, prenez-vous si souvent la foi des musulmans en le même Dieu que vous pour de la naïveté, ou pire, de la sottise ? Est-ce parce que nous ne sommes qu’un peuple de bergers et de nomades, des gens pauvres et ignorants qui n’ont pour toute église que le sable du désert ?
— Je ne te savais pas si misérable, maître marchand, intervint ironiquement
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