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La nuit

La nuit

Titel: La nuit
Autoren: Élie Wiesel
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autres, tous ceux dont j’avais eu peur, tous
ceux dont j’avais pu rire un jour, tous ceux avec lesquels j’avais vécu durant
des années. Ils s’en allaient déchus, traînant leur sac, traînant leur vie, abandonnant
leurs foyers et leurs années d’enfance, courbés comme des chiens battus.
    Ils passaient sans me regarder. Ils devaient m’envier.
    La procession disparut au coin de la rue. Quelques pas
encore et elle avait franchi les murs du ghetto.
    La rue était semblable à un marché abandonné à la hâte. On
pouvait y trouver de tout : valises, serviettes, sacoches, couteaux, assiettes,
billets de banque, papiers, des portraits jaunis. Toutes ces choses qu’un
instant on avait songé à emporter et qu’on avait finalement laissées là. Elles
avaient perdu toute valeur.
    Des chambres ouvertes partout. Les portes et les fenêtres, béantes,
donnant sur le vide. Tout était à tous, n’appartenant plus à personne. Il n’y
avait qu’à se servir. Une tombe ouverte.
    Un soleil d’été.
     
    Nous avions passé le jour dans le jeûne. Mais nous n’avions
guère faim. Nous étions épuisés.
    Mon père avait accompagné les déportés jusqu’à la porte du
ghetto. On les avait d’abord fait passer par la grande synagogue, où on les
avait minutieusement fouillés, pour voir s’ils n’emportaient pas d’or, d’argent
ou d’autres objets de valeur. Il y avait eu des crises de nerfs et des coups de
matraque.
    — Quand est-ce notre tour ? demandai-je à mon père.
    — Après-demain. À moins que… à moins que les choses s’arrangent.
Un miracle, peut-être…
    Où emmenait-on les gens ? Ne le savait-on pas encore ?
Non, le secret était bien gardé.
    La nuit était tombée. Nous nous sommes mis tôt au lit, ce
soir-là. Mon père avait dit :
    — Dormez tranquillement, mes enfants. Ce sera seulement
pour après-demain, mardi.
    La journée du lundi passa comme un petit nuage d’été, comme
un rêve aux premières heures de l’aube.
    Occupés à préparer les sacs à dos, à cuire des pains et des
galettes, nous ne pensions plus à rien. Le verdict avait été prononcé.
    Le soir, notre mère nous fit coucher très tôt, pour faire
provision de forces, disait-elle. La dernière nuit passée à la maison.
    À l’aube, j’étais debout. Je voulais avoir le temps de prier
avant qu’on nous expulse.
    Mon père s’était levé avant nous tous pour aller aux
informations. Il était rentré vers huit heures. Une bonne nouvelle : ce n’est
pas aujourd’hui que nous quittions la ville. Nous allions seulement passer au
petit ghetto. Nous attendrions là-bas le dernier transport. Nous serions les
derniers à partir.
    À neuf heures, les scènes du dimanche recommencèrent. Gendarmes
à matraques hurlant : « Tous les Juifs dehors ! »
    Nous étions prêts. Je sortis le premier. Je ne voulais pas
regarder le visage de mes parents. Je ne voulais pas fondre en larmes. Nous
restâmes assis au milieu de la rue, comme les autres avant-hier. Le même soleil
d’enfer. La même soif. Mais il n’y avait plus personne pour nous apporter de l’eau.
    Je contemplais notre maison où j’avais passé des années à
chercher mon Dieu, à jeûner pour hâter la venue du Messie, à imaginer quelle
serait ma vie. Triste, je ne l’étais guère. Je ne pensais à rien.
    — Debout ! Dénombrement !
    Debout. Comptés. Assis. Debout encore. De nouveau par terre.
Sans fin. Nous attendions avec impatience qu’on nous emmène. Qu’attendait-on ?
L’ordre arriva enfin : « En avant ! »
    Mon père pleurait. C’était la première fois que je le voyais
pleurer. Je ne m’étais jamais imaginé qu’il le pût. Ma mère, elle, marchait, le
visage fermé, sans un mot, pensive. Je regardais ma petite sœur, Tzipora, ses
cheveux blonds bien peignés, un manteau rouge sur les bras : petite fille
de sept ans. Sur son dos, un sac trop lourd pour elle. Elle serrait les dents :
elle savait déjà qu’il ne servait à rien de se plaindre. Les gendarmes
distribuaient çà et là des coups de matraque : « Plus vite ! »
Je n’avais plus de force. Le chemin ne faisait que commencer et déjà je me
sentais si faible…
    — Plus vite ! Plus vite ! Avancez, fainéants !
hurlaient les gendarmes hongrois.
    C’est en cet instant que j’ai commencé à les haïr, et ma
haine est la seule chose qui nous lie encore aujourd’hui. Ils étaient nos
premiers oppresseurs. Ils étaient le premier visage
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