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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans
Autoren: Jean Grangeot
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vie, mon Fils. La mort
n’épargne personne !
    — Ma vie je l’ai faite, dirigée et subie à tour de
rôle. Je me sens en paix avec moi-même. Lorsque le dernier moment viendra, je
fermerai les yeux, ou une main abaissera mes paupières. C’est tout.
    — Et Dieu ? Vous oubliez le jugement de notre
Seigneur ?
    — J’ai connu dans mon village un seigneur, un prince,
qui voulait régner sur tous. Mon père a payé un lourd tribut pour avoir osé lui
dire non. Moi, durant toute mon existence, je ne me suis incliné que devant le
travail, la rectitude, la parole donnée, la fraternité. Le mystère de
« l’après-mort » ne m’intéresse pas. Allez prêcher vos boniments à
ceux auxquels vous voulez inoculer la peur. Je suis trop vieux pour trembler
devant ces fadaises. Merci de votre visite. Raccompagnez-vous tout seul.
    Le corbeau hausse les épaules en maugréant. Le froid
m’envahit brusquement, j’éternue et me mets à tousser. Le soleil, passé
au-dessus des toits, commence sa lente descente. Je rentre au dortoir, retrouve
mon petit lit et me couche en tentant de rattraper ma couverture. Une infirmière
arrive et s’étonne de me trouver là. Posant sa main sur mon front, puis me
prenant le pouls, elle dit simplement :
    — Vous avez de la fièvre. Déshabillez-vous et
couchez-vous, je vais vous donner de l’aspirine.
    Le temps passe… J’ouvre enfin les yeux. Je ne reconnais pas
la peinture des murs. Devenue blanche, elle me fait penser à celle des
hôpitaux. Debout, devant moi, un médecin portant des écouteurs pendus autour de
son cou me dévisage.
    — Continuez le traitement, Mademoiselle notre malade se
remettra de sa bronchite. Dans une semaine ou deux, nous pourrons organiser son
transfert.
    — Où est ma canne ? demandé-je assez fort pour
qu’on me comprenne.
    — À côté de votre lit.
    — Ah bon !
    Les jours suivants on m’oblige à me lever, mais mes jambes
me portent mal. En m’aidant de ma canne, j’atteins le fauteuil. Le mot
« transfert » me revient en mémoire. Vais-je encore devoir
voyager ? Et où ? Pourquoi ? Une dame, aux lèvres très minces,
m’explique :
    — Le comité d’entraide aux Français rapatriés vous
prend en charge. Il a pu vous obtenir une place en Seine-et-Marne, au château
des Brullys. Vous serez mieux qu’ici. Ne vous inquiétez de rien, et profitez de
votre chance.
    J’ai du mal à digérer cette nouvelle. Je ferme les yeux pour
que ma visiteuse me quitte afin de réfléchir en paix. Après tout, cela m’est
égal. Moi aussi, j’habiterai un château. La vie a de ces bizarreries !
    Petit à petit, je me remets et fais le tour de la salle
commune que j’ai réintégrée. L’idée de quitter ce dortoir où les crachotements,
les pets, les cris cauchemardeux me réveillent souvent, devient une perspective
agréable. Une ambulance vient me prendre un matin. Nous roulons longtemps, très
longtemps. Et puis le chauffeur coupe le moteur. Un silence m’enveloppe
subitement. Des voix, des bruits de pas autour de la voiture le rompent. Voilà
ma destination finale ! Des dames, sourires aux lèvres, m’aident à
descendre. J’admire mon château flanqué de deux ailes formant des saillies. Un
escalier central conduit à une double porte aux grandes vitres.
    — Montez doucement, monsieur Bernardeau, nous avons
tout notre temps. Voilà le hall ; à droite, le salon. Passons par ce
couloir. Nous vous avons gardé une chambre d’où vous pourrez voir les cèdres et
séquoias bicentenaires du parc ainsi que les parterres des dernières fleurs.
    J’avance, ma canne à la main, soutenu de l’autre côté par un
bras jeune et fort. J’entre dans mon nouveau domaine. La pièce, assez grande,
est garnie de vieux meubles qui brillent et sentent l’encaustique. À côté du
large lit, deux fauteuils font face à une table solide agrémentée d’un vase et
d’un bouquet. La grande armoire ressemble à celle de la rue des Tanneurs. On
m’indique, dans un coin, le cabinet de toilette et les waters.
    — Voulez-vous que j’installe vos affaires ?
    J’acquiesce de la tête puis m’assieds dans un fauteuil.
    — Merci Madame pour vos gentillesses. J’aime cet
endroit.
    L’autre fauteuil est vide à mes côtés. Je me sens tout
drôle. Ma canne à la main, j’attends, j’attends. J’attendrai…

 
ÉPILOGUE
    Adolphe Bernardeau est décédé le 4 mars 1952 à neuf heures
quarante-cinq minutes.
    Il avait quatre-vingt
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