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Courir

Courir

Titel: Courir
Autoren: Jean Echenoz
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kilomètres suivants au bout
desquels c’est lui qui flanche.
    La mécanique cède d’abord dans les détails, un genou qui
lâche un peu à gauche, une épine nerveuse dans l’épaule, l’amorce d’une crampe
au jarret droit, puis rapidement les douleurs et les pannes se croisent, se
connectent en réseau jusqu’à ce que ce soit tout son corps qui se désorganise.
Même s’il tâche cependant de courir toujours régulièrement, Émile ne cesse de
perdre du terrain et n’offre plus que le spectacle d’une foulée brisée, mal
équarrie, incohérente, n’est bientôt plus qu’un automate livide et déréglé,
dont les yeux se creusent et se bordent de cernes de plus en plus profonds. Il
a jeté sa casquette qui, sous l’affreux soleil, se mettait à peser comme un
heaume.
    Au trentième kilomètre, hors d’haleine et brisé, il s’arrête
près d’une des tables installées le long du parcours et qui supportent des
seaux d’eau, des éponges, de quoi boire. Émile s’asperge abondamment, boit un
demi-verre d’eau, considère la route en semblant hésiter, réfrène ce qui lui
reste d’un premier élan pour repartir, vide son verre puis repart. Il est
reparti n’étant plus qu’un pantin désarticulé, foulée cassée, corps disloqué,
regard éperdu, comme abandonné de son système nerveux. Il tiendra ainsi
jusqu’au stade mais, vaincu, arrivé sixième dans la dernière ligne droite,
Émile tombe à genoux et laisse aller sa tête dans l’herbe jaune et reste ainsi
de longues minutes pendant lesquelles il pleure et il vomit et c’est fini, tout
est fini.

19
     
     
    Pas tout.
    Pas tout car, dans les dix années qui vont suivre cet
instant, où le regard d’Émile enregistre en très gros plan cette herbe jaune et
rase sur laquelle il vomit, pas mal de choses encore vont se passer.
    D’abord, à son retour d’Australie, on va le nommer colonel.
Jusqu’ici, c’est après une victoire qu’il montait en grade mais on dirait cette
fois que c’est pour services rendus, pour couronner la fin de sa carrière. Non
seulement il vient de faire en effet savoir qu’il renonce à la compétition mais
c’est aussi la première fois, depuis de longues années, qu’il n’occupe plus la
première place dans le classement des champions de son pays : il n’est
plus que numéro cinq derrière une discobole et un lanceur de poids. Donc on le
promeut puis on le recycle : chargé de tâches d’éducation, il est nommé
directeur des sports au ministère de la défense.
    Mais on dirait aussi que l’envie ne lui passe pas de courir
encore et toujours. Six mois après Melbourne, de vieux copains à lui, qui sont
au demeurant les meilleurs spécialistes nationaux des cinq mille mètres,
viennent lui demander de leur rendre un service. Bien volontiers, leur dit
Émile, qu’est-ce que je peux faire pour vous. Eh bien voilà, disent les
copains, il s’agirait de courir avec nous, tu vois, comme au bon vieux temps.
Mais j’ai laissé tomber, leur dit Émile, vous savez bien. Pas du tout, lui
expliquent patiemment les copains, il ne s’agit pas du tout de ça. Il n’est pas
question de compétition, bien sûr. Bien sûr qu’ils le savent, qu’Émile s’est
déclaré définitivement hors du coup. Non, ils lui demandent seulement de
conduire la course, de leur assurer un train convenable pour les aider à mieux
s’exprimer. Bon, dit Émile qui ne demande pas mieux que de leur donner ce coup
de main. Bon, si c’est ça. Et le jour dit, sous un vent pluvieux, il démarre
gentiment avec eux. Mais quand il se retourne à cinq tours de la fin, il ne
voit plus personne derrière lui que des silhouettes indistinctes essoufflées,
maugréant à l’autre bout de la piste. Il n’a pas fait exprès, il ne peut pas
s’en empêcher.
    Constatant cela, et comme on l’y encourage, Émile va se
produire encore un peu, avec des bonheurs divers. Courant un dix mille mètres
aux III e Jeux sportifs de Moscou, sur la piste en brique finement
moulée du stade Lénine, il sprinte éperdument avec un inconnu pour finir
sixième derrière lui. C’est émouvant, c’est dérisoire mais, trois mois plus
tard à Odessa, il est vainqueur sur cette même distance comme à ses plus beaux
jours. C’est émouvant, c’est compliqué.
    Trop compliqué : comme on l’invite en Espagne à
participer au cross de Saint-Sébastien, Émile veut bien mais cette fois ce sera
la dernière. Il s’y rend en avion, ce vol comportant une
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