Souvenirs d'un homme de lettres
quelques jours pour y mettre les
corps des deux généraux. C'est un cimetière de village, nu, sans
arbres, tout en tombeaux. Comme ces paysans rapaces qui en
labourant leurs champs font disparaître chaque jour un peu du
chemin de traverse, la mort a tout envahi, même les allées. Les
tombes montent les unes sur les autres. Tout est comble. On ne sait
où poser les pieds.
Je ne connais rien de triste comme ces anciens
cimetières. On y sent tant de monde, et l'on n'y voit personne.
Ceux qui sont là ont l'air d'être deux fois morts.
… « Qu'est-ce que vous
cherchez ? » Me demande une espèce de jardinier,
fossoyeur, en képi de garde national, qui raccommode un
entourage.
Ma réponse l'étonne. Il hésite un moment,
regarde autour de lui, puis, baissant la voix :
« Là-bas, me dit-il, à côté de la
capote. »
Ce qu'il appelle la capote, c'est une guérite
en tôle vernie abritant quelques verroteries fanées et de vieilles
fleurs en filigrane… À côté, une large dalle nouvellement
descellée. Pas de grille, pas d'inscription. Rien que deux bouquets
de violettes, enveloppés de papier blanc, avec une pierre posée sur
leurs tiges pour que le grand vent de la butte ne les emporte pas…
C'est là qu'ils dorment côte à côte. C'est dans ce tombeau de
passage qu'en attendant de les rendre à leurs familles, on leur a
donné un billet de logement, à ces deux soldats.
Une évasion
Écrit pendant la Commune.
Un des derniers jours du mois de mars, nous
étions cinq ou six attablés devant le café Riche, à regarder
défiler les bataillons de la Commune. On ne se battait pas encore,
mais on avait déjà assassiné rue des Rosiers, place Vendôme, à la
préfecture de police. La farce tournait au tragique, et le
boulevard ne riait plus.
Serrés autour du drapeau rouge, la musette de
toile en sautoir, les communaux marchaient d'un pas résolu dans
toute la largeur de la chaussée, et de voir ce peuple en armes, si
loin des quartiers du travail, ces cartouchières serrées autour des
blouses de laine, ces mains d'ouvriers crispées sur les crosses des
fusils, on pensait aux ateliers vides, aux usines abandonnées… Rien
que ce défilé ressemblait à une menace. Nous le comprenions tous,
et les mêmes pressentiments tristes, mal définis, nous serraient le
cœur.
À ce moment, un grand cocodès indolent et
bouffi, bien connu de Tortoni à la Madeleine, s'approcha de notre
table. C'était un des plus tristes échantillons de l'élégant du
dernier Empire, mais un élégant de seconde main qui n'a jamais fait
que ramasser sur le boulevard toutes les originalités de la haute
gandinerie, se décolletant comme Lutteroth, portant des peignoirs
de femme comme Mouchy, des bracelets comme Narishkine, gardant
pendant cinq ans sur sa cheminée une carte de
Grammont-Caderousse ; avec cela maquillé comme un vieux cabot,
le parler avachi du Directoire :
Pa'ole d'honneu'… Bonjou'
ma'ame
», tout le crottin du Tattershall à ses bottes, et
juste assez de littérature pour signer son nom sur les glaces du
café Anglais, ce qui ne l'empêchait pas de se donner pour très fort
en théologie et de promener d'un cabaret à l'autre cet air
dédaigneux, fatigué, revenu de tout, qui était le suprême chic
d'alors.
Pendant le siège, mon gaillard s'était fait
attacher à je ne sais plus quel état-major, – histoire de mettre à
l'abri ses chevaux de selle, – et l'on apercevait de temps en temps
sa silhouette dégingandée paradant aux abords de la place Vendôme
avec tous les beaux messieurs de plastron doré : depuis je
l'avais perdu de vue. De le retrouver là tout à coup au milieu de
l'émeute, toujours le même dans ce Paris bouleversé, cela me fit
l'effet à la fois lugubre et comique d'un vieux
chapka
du
premier Empire, faisant en plein boulevard moderne son pèlerinage
du 5 mai. On n'en avait donc pas fini avec cette race de
petits-crevés ! Il en restait donc encore !… En vérité,
je crois que si l'on m'eût donné à choisir, j'aurais préféré ces
enragés de la Commune qui montent aux remparts un croûton de pain
au fond de leur sac de toile. Ceux-là du moins avaient quelque
chose dans la tête, un idéal vague, fou, qui flottait au-dessus
d'eux et prenait des teintes farouches aux plis de ce haillon rouge
pour lequel ils allaient mourir. Mais lui ce grelot vide, cette
cervelle en mie de pain…
Justement, ce jour-là, notre homme était plus
fade, plus indolent, plus pourri de
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