Les héritiers
compagnie de son «ami» - le mot «prétendant» lui paraissait encore très prématuré
-, elle attirait les regards
appuyés des employées. Mathieu représentait un bon parti, elle devait faire des envieuses.
A l’intérieur de l’établissement, ils prenaient garde de conserver une certaine distance entre eux, afin de ne pas trop alimenter les conversations. Dehors, le jeune homme offrit son bras en disant :
— Ce bavard nous a fait perdre un peu de temps.
Préfères-tu encore passer d’abord par le bureau de scrutin ?
— Autant nous en tenir au programme convenu.
Ces bureaux, les poils, se trouvaient en grand nombre afin d’éviter de trop longs déplacements aux électeurs. Celui désigné à Flavie nichait dans le hall des locaux de la Garde Champlain, rue Saint-Joseph. La vieille association de loisirs perdait beaucoup de sa popularité d’avant-guerre.
Ses membres n’osaient plus parader dans des uniformes d’opérette alors que des vétérans du 22e bataillon rehaussaient de leur
présence
de
nombreuses
cérémonies
civiles
ou religieuses, le cinéma représentait une rude concurrence pour les spectacles d’amateurs, et l’Eglise catholique comptait sur une armée de vicaires pour encadrer de près tous les loisirs de leurs ouailles.
La jeune fille contempla un moment la file d’attente s’allongeant sur le trottoir, poussa un long soupir avant de confier :
— Si je ne savais pas que c’est important, je te proposerais d’aller tout de suite au restaurant. De toute façon, il va gagner.
— Les droits viennent avec des devoirs, commenta-t-il du ton d’un confesseur.
Elle le toisa avec un sourire narquois sur les lèvres, constata que quatre personnes entraient justement dans la salle de la Garde Champlain.
— Parfois, tu me rappelles monseigneur Buteau, le taquina-t-elle en avançant de deux pas.
— Je te rappelle qu’il s’agit de mon oncle.
La précision lui valut un regard chargé de respect des personnes autour d’eux. Il s’agissait surtout de femmes, des ménagères. Les hommes se joindraient au groupe dans une vingtaine de minutes, et surtout en fin d’après-midi. En plus de dispenser des conseils sur l’endroit où tracer leur croix sur le bulletin, les patrons les plus généreux fermaient leurs portes un peu plus tôt.
Finalement, Flavie eut son tour. Dans le hall, elle trouva une table derrière laquelle se tenaient deux hommes, de s
« travailleurs d’élection » choisis par le gouvernement d’union au pouvoir. Comme celui-ci ne présentait aucun candidat, les risques d’une malversation demeuraient bien faibles.
— Madame? commença l’un d’eux en posant les yeux sur la liste posée devant lui.
— Mademoiselle. .
La réaction lui parut tout de suite futile, son célibat ne regardait pas ces hommes.
— Flavie Poitras.
— Rue Saint-François, dit le second homme. Voici votre bulletin de vote, vous devez vous retirer derrière ce rideau.
Au passage, elle contempla les deux grands drapeaux rouges portant les écus du Canada. La formalité elle-même prit une seconde. Le candidat indépendant lui était un parfait inconnu, alors que tous les journaux commentaient la carrière d’Ernest Lapointe. En sortant de l’isoloir, elle déposa son bulletin de vote avec un soupçon de nervosité.
Mathieu se tenait en retrait sur le trottoir.
— C’est un peu intimidant, la première fois, appréciat-elle, mais cela n’a rien de compliqué.
— C’est une première dans tout le pays.
— Ta mère a voté, en 1917.
— Mais alors, c’était réservé aux proches des militaires.
Aujourd’hui, toutes les femmes du comté peuvent participer.
Tu fais au moins une jalouse. Thalie trépigne d’impatience.
Bras dessus, bras dessous, sans se concerter, ils marchaient vers le restaurant Cartier, rue de la Couronne.
— Mais elle n’a pas l’âge, remarqua la secrétaire, et l’élection ne se tient pas dans son comté.
— Cela ne l’empêche pas d’avoir très hâte. L’élection générale se déroulera en 1921, sans doute. Si jamais elle a lieu juste avant son vingt-et-unième anniversaire, elle deviendra folle de rage.
— Je suis heureuse d’avoir pu voter, mais en avoir été privée ne m’aurait pas troublée outre mesure.
Flavie disait cela avec l’air de s’excuser. En passant la porte du restaurant, Mathieu la rassura d’un sourire.
— Ma petite sœur est adorable, je respecte ses ambitions, mais parfois,
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