Le Chevalier d'Eon

de leur parent, elles avaient besoin de son extrait mortuaire. Leur fondé de pouvoir s’adressa au ministre des Affaires étrangères, le baron de Damas, lequel écrivit au baron Séguier, consul de France à Londres. Ce dernier lui transmit le rapport d’autopsie et les déclarations des témoins, le 12 octobre 1825. Il accompagnait ces papiers d’une lettre dans laquelle il précisait que la plupart des témoins vivaient encore et qu’on pouvait les interroger. Il ajoutait   : « L’examen n’a pas été long, il a suffi de découvrir le corps pour reconnaître le sexe masculin du chevalier d’Éon   ; aucune bizarrerie de la nature n’a protégé le rôle qu’il s’est plu à jouer si longtemps. J’ai appris, disait-il encore, une anecdote qui prouve jusqu’à quel point il portait attention pour ne rien faire qui le trahît. Le ministre anglais, curieux de reconnaître quel était réellement son sexe, le faisait suivre et surveiller dans ses moindres actions. L’habitude du chevalier d’Éon était d’aller se promener seul le soir au parc   ; les gens qui l’observaient le surprirent à différentes reprises s’accroupissant comme le ferait une femme   ; c’est le rapport qui fut fait à cet égard qui contribua le plus à tromper sur son sexe jusqu’au dernier moment {274} .   »
    La presse britannique annonça en même temps la mort du chevalier-chevalière et les résultats de l’autopsie. L’événement passa presque inaperçu. D’Éon fut inhumé dans le cimetière de la paroisse Saint-Pancrace, comté de Middlesex. En France, Le Courrier universel fit part de la nouvelle qui ne toucha pas grand monde. Cependant le chevalier d’Éon n’avait pas fini de faire parler de lui... ou d’elle.

Le piège de Narcisse
    Pendant quarante-neuf ans, d’Éon était passé pour un homme et trente-trois ans pour une femme. Caprice du destin ou caprice de la nature   ? Cette singularité attira l’attention de toute l’Europe, car le chevalier n’était pas de ces êtres modestes à la sexualité ambiguë, dont la renommée ne dépasse pas les limites de leur village ou de leur province. Lorsque le bruit court qu’il appartient au sexe féminin, c’est un personnage célèbre. Un véritable self-made man ou plutôt une self-made person placé déjà sous les feux de l’actualité pour son rôle diplomatique, ses écrits historiques et politiques. Le scandale causé par le procès qu’il a intenté à l’ambassadeur de France en l’accusant d’avoir voulu l’assassiner, la révélation de sa correspondance secrète avec Louis XV, ont beaucoup fait parler de lui, mais jamais de sa vie sexuelle. Au cours de ses missions en Europe, lors de ses séjours à Saint-Pétersbourg ou à Londres, pendant son service dans les armées du roi, son comportement n’a pas suscité de commentaire sur quelque particularité relative à sa sexualité. Le marquis de L’Hôpital le taquinait seulement sur l’inertie de sa terza gamba. On ne lui prêtait en effet aucune aventure féminine ou masculine. Dans le monde des ambassades et celui des espions, les secrets de la vie privée étaient vite éventés   ; si le chevalier avait manifesté quelque goût pour les femmes ou pour les hommes, on l’aurait su. La chasteté dont il s’est toujours vanté est parfaitement vraisemblable   : d’Éon n’éprouve pas de désir charnel.
    En revanche, égocentrique, narcissique même, il se met perpétuellement en scène. « Vous vous séduisez vous-même   », lui aurait dit sa mère. Remarque pertinente. D’Éon veut toujours être le point de mire de la société. Dans les salons, son immense culture et sa conversation éblouissent ses auditeurs   ; ses gaillardises font mouche dans les réunions d’officiers où personne n’a l’idée d’imaginer qu’il appartient au sexe féminin   ; son travail en tant que secrétaire d’ambassade, de ministre plénipotentiaire, d’agent secret et d’informateur particulier de Louis XV est digne d’éloges, mais ses rapports rédigés dans un style primesautier ne sont pas empreints du respect habituel à ce genre d’écrits   : il traite ses supérieurs comme des égaux. D’Éon a une très haute idée de sa valeur.
    Sa carrière ne ressemble à aucune autre. Ses débuts audacieux dans le Secret du roi sont couronnés de succès. Tout en restant dans le Secret, dépendant toujours du monarque, il est promu officiellement diplomate. Il accomplit