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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté
Autoren: Patrick Rambaud
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J’ai des bottes à votre taille.
    — Des diamants ? du poivre ? du charbon ?
    — Non ! répétait Buonaparte. Je ne veux rien !
    — Citoyen, lui dit une repasseuse, je vous propose cent paires de souliers...
    — Je n’ai que deux pieds !
    — Même pour quatre cents livres ?
    — Ils sont décousus, vos souliers, ils vont prendre l’eau.
    — Ce ne sont pas des souliers pour porter mais pour vendre. Vous me les prenez et je vous les fais revendre à quatre cent dix francs, vous y gagnez mille francs.
    — Mille francs ?
    — Vous les revendez à un citoyen qui, tout à l’heure, va les revendre et gagner lui aussi mille francs, et ainsi de suite.
    — Non ! Non!
    Buonaparte n’avait passé qu’une nuit dans un logis à puces, rue de la Monnaie, en face de la poste aux chevaux qui desservait Dreux, pour habiter rue de la Huchette dans un hôtel étroit mais plus propre, Le Cadran Bleu . La chambre était convenable. Des murs écaillés tout de même, noircis depuis des hivers par le poêle à charbon, une cuvette, un broc de terre, un pot de chambre dont le locataire vidait le contenu par la fenêtre en criant « Gare! », un lit de sangle, un coffre, une pièce à peu près nue qui sentait le fauve, mais pas question d’ouvrir la fenêtre en ce mois de mai : Buonaparte était un Méridional frileux et, pour la saison, le temps demeurait frais et humide.
    Avant la mort de sa bougie, il s’empare d’un volume lu et relu de Plutarque. Paoli, le meneur des indépendantistes corses, qui venait de passer aux Anglais, lui disait naguère : « Napoléon, tu n’as rien de moderne, tu appartiens à Plutarque. » Il en frétillait d’aise. Il s’imaginait en héros de Rome, il sentait monter en lui l’énergie de Mucius Scaevola tenant son poing fermé sur la braise, ou d’Horatius Cocles arrêtant seul les armées de Porsenna sur le pont Sublicius. Buonaparte feuilletait son Plutarque et les noms de ses modèles défilaient, Lycurgue, Alcibiade, Caïus Marius, Sylla... Sylla! Le général Sylla ne s’était jamais mêlé de politique que pour obtenir des commandements, comme Buonaparte, prêt à vendre son épée, mais mieux encore que Sylla notre général aimait le pouvoir sans limites.
    Regardez-le, les coudes sur la table et les poings dans les joues. Ses cheveux maigres tombent balayer les pages. Son profil danse en ombre sur le mur. Il rêve. Voici Alexandre le Grand entouré de devins, son exemple et son double, qui préférait ses généraux à ses femmes, lui-même piètre soldat, administrateur d’abord, romantique déjà, visionnaire, parfois cruel, parfois tendre, superstitieux, séduisant, rapide ... Et Philippe son père, borgne, l’épaule brisée, un bras et une jambe tordus au combat, toujours enclin à rompre ses promesses : il savait que gouverner impose de mentir et de tuer... Buonaparte ferma les yeux. Ses lectures entretenaient son espoir sur fond de rage. Alexandre était roi à vingt ans et il en avait vingt cinq. Déja cinq années de gâchées! Combien de temps allait-il attendre ? L'impatience le minait. Il avait toujours été pressé. Sa mère avait à peine eu le temps de le voir naître : avant d’arriver au lit pour accoucher, Napoléon lui était sorti du ventre, comme ça, et il était tombé sur les motifs mythologiques du tapis grec, hurlant, saignant comme un quartier de bœuf.
    En France, il le savait, sans protections on n’a rien. Pour lui, tout s’était mis en place au siège de Toulon. Comme il avait la chance de servir sous les ordres de généraux inaptes, il n’était pas bien difficile de remarquer ses talents d’artilleur; en bombardant la flotte anglo-espagnole au large du mont Faron, il avait rencontré ses premiers protecteurs solides, des représentants en mission, les hommes qui régnaient maintenant sur la Convention et sur Paris : Barras et Fréron.
    Il irait les visiter dès demain.
    Pique-assiettes et quémandeurs se répétaient l’adresse du vicomte Paul de Barras, rue Neuve-des-Petits-Champs. Ils s’y précipitaient car l’homme le plus courtisé de Paris y tenait table ouverte, « et même couverte » ajoutait-il en riant. Comme les cuisiniers des nobles et des archevêques, sans travail depuis les fortes heures du Tribunal révolutionnaire, avaient décidé de s’installer à leur compte et ouvraient les premiers restaurants, désireux de s’assurer la clientèle de Barras, ils venaient chacun à son domicile pour s’occuper d’un
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