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Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Titel: Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
Autoren: Jean-Pierre Luminet
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il refusait d’entrer dans les débats théologiques qui, cependant, ébranlaient la terre entière. Maintenant, Philopon regrettait de ne pas avoir acquis les écrits en question. Peut-être aurait-il pu les retourner, telle une arme, contre les barbares. Des barbares qui, demain, prendraient la ville. Quel destin réserveraient-ils aux millions d’éclats de pensée humaine entassés ici ? C’était déjà un miracle que Philopon ait pu les sauver durant les sombres décennies qui venaient de s’écouler. Ni les Perses, ni les évêques de Byzance n’avaient osé détruire la Bibliothèque ou la piller. Mais cette fois, elle était bel et bien en danger de mort. Alors, Jean Philopon attendait la délivrance, dans les longues salles silencieuses du Musée à l’abandon.
    III.
    — Ainsi, voici l’œuvre de Dhou Al Qarnaïn, celui qui possédait deux cornes !
    Amrou dit ces mots étranges dans un grec presque parfait où affleurait seulement un léger accent guttural. Philopon leva la tête et le considéra d’un air étonné. Quand, au petit matin, il avait entendu le bruit des pas et le cliquetis des armes des soldats pénétrant dans le Musée, le vieux philosophe avait décidé de mourir à l’imitation d’Archimède. Il avait ouvert sur sa table de marbre une antique copie de L’Hippias Majeur , et annoté en marge de la formule de Socrate « Je dis qu’à notre avis, le beau, c’est l’utile » le début d’un commentaire : « Sans doute mais… », laissant volontairement sa phrase en suspens. En un instant, le glaive le transpercerait, et durant des siècles, la postérité répéterait qu’une nouvelle fois, la pensée avait péri, inachevée, dans le sang. Dérisoire imposture, mais sublime avertissement aux générations futures !
    — Celui qui possédait deux cornes ? Je ne sais de qui tu parles, général. Est-ce l’une de vos idoles sanguinaires, Baal ou Moloch, pour lesquelles vous égorgez femmes et enfants, dans vos contrées sauvages ?
    Philopon espérait que le conquérant arabe, rendu furieux par cette réplique insolente, en finirait vite. Contrairement à son attente, Amrou partit d’un grand rire franc :
    — Si tu avais accepté le livre que jadis je t’avais proposé, tu saurais, noble vieillard, que je parle de celui que vous appelez « Alexandre », et que le Prophète nommait Dhou Al Qarnaïn, ou Iskandar.
    C’était donc lui ! Le sémillant marchand qui avait tenté de lui vendre ces omoplates gravées était revenu, sous la cuirasse arrogante du guerrier ! Et ce n’était plus des versets maladroits qu’il tendait à Philopon, mais un glaive. Le vieux philosophe, un instant désarçonné, se dit qu’après tout, ce général pourrait être moins redoutable qu’il n’y paraissait. Il ne put s’empêcher de sourire. Ainsi, les fables concernant Alexandre le Grand étaient parvenues aux confins du monde. Alexandre lui-même, espérant être divinisé de son vivant, avait prétendu être intronisé par le dieu égyptien Ammon, à tête de bélier, dans l’oasis de Siwa. Puis il avait ordonné que toutes les effigies de lui fabriquées à Alexandrie portent désormais au front les cornes de l’idole.
    Cependant, Amrou avait perçu le sourire sceptique du vieillard. D’un geste autoritaire, il renvoya son escorte, prit un siège et s’assit familièrement de l’autre côté de la table.
    — L’ignorant bédouin que je suis, savant Philopon, a bien compris que c’était là une parabole que le Tout-Puissant dicta à son Prophète pour signifier que, tel Alexandre bâtissant ces murailles de bronze, Allah avait préparé l’enfer pour demeure aux incrédules.
    Philopon se sentit mal à l’aise. Lui qui, toute la nuit, s’était préparé à une mort glorieuse sous les coups d’une brute, se retrouvait à bavarder avec un homme d’une quarantaine d’années, affable et charmeur, aux gestes doux et sensuels, l’œil d’un noir profond et vif, élégant dans sa longue tunique de soie blanche aux parements d’or.
    L’espoir lui revint. Tout n’était pas perdu. Le sage Cassiodore n’avait-il pas, en son temps, sauvé Rome en se faisant le conseiller du Goth Théodoric ? Amrou n’avait rien d’une brute. De plus, il venait de révéler une de ses faiblesses : comme tout militaire, il rêvait d’atteindre à la gloire d’Alexandre. Il ne fallait pas l’effaroucher. Philopon décida de changer d’attitude, troquant le ton
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