Alias Caracalla

Porte, qui a travaillé sous les ordres de
*Rex durant cinq ans. Bavard, il raconte des détails
sur tout et paraît sûr de lui. À l’entendre, c’est une
question de jours avant que * Rex soit libre.

    Pourquoi ai-je l’impression inverse ? En l’écoutant, je doute de sa capacité à quoi que ce soit, à plus
forte raison de faire évader * Rex puisqu’il ignore tout
de la Gestapo. Toutefois, je lui verse les 100 000 francs
demandés par * Morlaix et lui communique l’adresse
de * Grammont à Lyon, à qui je vais annoncer son
arrivée. Je lui communique aussi ma boîte en réclamant des nouvelles rapides.

    Je le préviens en tout cas qu’il n’obtiendra rien des
résistants à Lyon. Je n’ajoute pas ce que je pense  :
parce qu’ils sont trop heureux de son arrestation.
Grâce aux Boches, la Résistance est enfin libre.
Cette analyse inconsciente me fait peur parce qu’elle
est une certitude : pourquoi la Résistance ferait-elle le moindre effort pour libérer l’homme dont
les chefs, à Londres, exigent le renvoi depuis des
semaines ?

    Malgré tout, j’ai honte de ces idées sans fondement, sauf d’être empêché par mon travail quotidien de toute initiative pour sauver le patron.

    Le peu de temps qui me sépare de mon prochain
rendez-vous avec Kaan me permet de me ressaisir
et de corriger cette vision apocalyptique. Porte est
gonflé à bloc : il veut faire évader le patron. Ce n’est
pas n’importe quoi son titre de commissaire de
police. Et sa détermination : pourquoi ne pas le
croire ?

    J’avais fixé un rendez-vous à Kaan à 2 heures au
bord du bassin du jardin du Luxembourg. C’est un
des lieux qui me semblent les plus sûrs à Paris.
Curieux sentiment de confiance à propos de la
Résistance, avec celui que je ne connais que depuis
quelques mois, mais qui a pris une place considérable dans ma vie. Lui et Bidault sont les seuls avec
qui je peux « parler » de * Rex.

    Quand je le vois arriver, j’ai le sentiment étrange
que c’est la première fois que j’annonce cette terrible
nouvelle, alors que, depuis hier soir, elle est l’objet
de tous mes rendez-vous. C’est d’autant plus curieux
qu’il n’était pas intime avec lui.

    Mon regard avoue-t-il plus que ma voix ? J’ai à
peine le temps de dire « Rex » qu’il a compris  : « Mon
pauvre ami ! »

    Je lui raconte ce que j’ai fait depuis hier soir :
comment je l’ai appris ; le dîner avec * Morlaix et
Champion pour essayer de le faire évader ; la rencontre, ce matin, avec le commissaire Porte, parti
pour Lyon avec tous mes espoirs.

    Je lui avoue accepter la certitude que la mission
de * Rex en France est finie. Une fois libéré, il
devra se réfugier à Londres. Je lui annonce le nom
de son successeur, * Sophie. Étonné, Kaan est le
premier à me demander : « Une femme ? » Je
démens et ajoute qu’il annonce son arrivée « prochaine ». Kaan suggère de décommander la première réunion commune des mouvements, prévue
demain.

    Sa proposition fait apparaître une fatale coïncidence : la tenue de cette réunion et la disparition de
*Rex. Le hasard livre aux résistants ce qu’ils souhaitent depuis des mois : leur liberté vis-à-vis du
patron. Je comprends d’un coup que je dois tout
faire pour l’empêcher de se tenir.

    Après avoir fixé avec Kaan notre prochain rendez-vous, demain soir, pour dîner, je poursuis ma journée avec ce nouvel objectif en tête. Mais comment
faire, d’ici à demain, pour décommander tout le
monde, surtout les hommes de la zone sud ?

    Je rédige en toute hâte huit lettres, dont je confie
la moitié à * Germain, et file déposer moi-même les
quatre autres.

    Ce soir, je dîne avec Bidault, que je vais prendre
au Café Royal , à l’angle du boulevard Saint-Germain
et de la rue deRennes 27 .

    En le voyant, je suis au bord des larmes. Sa présence souligne irréversiblement l’absence tragique
de * Rex. Sa réaction est à la mesure de mon chagrin  :
« J’espère que Dieu l’assistera dans son calvaire et
qu’il ne se suicidera pas pour protéger notre liberté
et notre vie à tous. »

    Je suis atterré par ces mots : mon patron si fort,
si maître de lui  ; comment pourrait-il s’abandonner
à l’irrémédiable ? Hélas, comme l’impossible est toujours possible, la Résistance continuera, en dépit de
la mort de * Rex. Bidault lit-il dans mes pensées ?
« Il a déjà été arrêté en 1940. Il connaît la