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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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d’esclaves, n’a plus su, aujourd’hui, ni exalter, ni convertir. Si je désire dégager la racine des causes diverses de ma défaite, si j’ai l’ambition de revivre, il me faut retrouver d’abord le ferment que j’ai perdu.
    Car il est d’une civilisation comme il en est du blé. Le blé nourrit l’homme, mais l’homme à son tour sauve le blé dont il engrange la semence. La réserve de graines est respectée, de génération de blé en génération de blé, comme un héritage.
    Il ne me suffit pas de connaître quel blé je désire pour qu’il lève. Si je veux sauver un type d’homme – et son pouvoir – je dois sauver aussi les principes qui le fondent.
    Or, si j’ai conservé l’image de la civilisation que je revendique comme mienne, j’ai perdu les règles qui la transportaient. Je découvre ce soir que les mots dont j’usais ne touchaient plus l’essentiel. Je prêchais ainsi la Démocratie, sans soupçonner que j’énonçais par là, sur les qualités et le sort de l’homme, non plus un ensemble de règles, mais un ensemble de souhaits. Je souhaitais les hommes fraternels, libres et heureux. Bien sûr. Qui n’est d’accord ? Je savais exposer « comment » doit être l’homme. – Et non « qui » il doit être.
    Je parlais, sans préciser les mots, de la communauté des hommes. Comme si le climat auquel je faisais allusion n’était pas fruit d’une architecture particulière. Il me semblait évoquer une évidence naturelle. Il n’est point d’évidence naturelle. Une troupe fasciste, un marché d’esclaves sont, eux aussi, des communautés d’hommes.
    Cette communauté des hommes, je ne l’habitais plus en architecte. Je bénéficiais de sa paix, de sa tolérance, de son bien-être. Je ne savais rien d’elle, sinon que j’y logeais. J’y logeais en sacristain, ou en chaisière. Donc en parasite. Donc en vaincu.
    Ainsi sont les passagers du navire. Ils usent du navire sans rien lui donner. À l’abri de salons, qu’ils croient cadre absolu, ils poursuivent leurs jeux. Ils ignorent le travail des maîtres-couples sous la pesée éternelle de la mer. De quel droit se plaindront-ils, si la tempête démantibule leur navire ?
    Si les individus se sont abâtardis, si j’ai été vaincu, de quoi me plaindrais-je ?
    Il est une commune mesure aux qualités que je souhaite aux hommes de ma civilisation. Il est une clef de voûte à la communauté particulière qu’ils doivent fonder. Il est un principe dont tout est sorti autrefois, racines, tronc, branches et fruits. Quel est-il ? Il était graine puissante dans le terreau des hommes. Il peut seul me faire vainqueur.
    Il me semble comprendre beaucoup de choses dans mon étrange nuit de village. Le silence est d’une qualité extraordinaire. Le moindre bruit remplit l’espace tout entier, comme une cloche. Rien ne m’est étranger. Ni cette plainte de bétail, ni ce lointain appel, ni ce bruit d’une porte que l’on referme. Tout se passe comme en moi-même. Il me faut me hâter de saisir le sens d’un sentiment qui peut s’évanouir…
    Je me dis : « C’est le tir d’Arras…» Le tir a brisé une écorce. Toute cette journée-ci j’ai sans doute préparé en moi la demeure. Je n’étais que gérant grincheux. C’est ça, l’individu. Mais l’Homme est apparu. Il s’est installé à ma place, tout simplement. Il a regardé la foule en vrac et il a vu un peuple. Son peuple. L’Homme, commune mesure de ce peuple et de moi. C’est pourquoi, courant vers le Groupe, il me semblait courir vers un grand feu. L’Homme regardait par mes yeux – l’Homme, commune mesure des camarades.
    Est-ce un signe ? Je suis si près de croire aux signes… Tout est, ce soir, entente tacite. Tout bruit m’atteint comme un message, limpide, à la fois, et obscur. J’écoute un pas tranquille remplir la nuit :
    — Hé ! Bonsoir, Capitaine…
    — Bonsoir !
    Je ne le connais pas. Ç’a été entre nous comme un « ohé » de bateliers, d’une barque à l’autre.
    Encore une fois j’ai éprouvé le sentiment d’une parenté miraculeuse. L’Homme qui m’habite ce soir n’en finit pas de dénombrer les siens. L’Homme, commune mesure des peuples et des races…
    Il rentrait, celui-là, avec sa provision de soucis, de pensées et d’images. Avec sa cargaison à lui, fermée en lui. J’aurais pu l’aborder et lui parler. Sur la blancheur d’un chemin de village nous aurions échangé quelques-uns
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