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Les voyages interdits

Les voyages interdits

Titel: Les voyages interdits
Autoren: Gary Jennings
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crédité à hauteur de deux pleines parts pour toute transaction en cours.
Si l’affaire réussit, si nos cargos atteignent sans encombre leur destination
et nous valent les profits escomptés, ces deux parts sont dûment versées au
compte de messire Domeneddio. En fin d’année, lorsque nous répartissons nos
dividendes, nous les lui payons. Ou plutôt, nous les versons à son fondé de
pouvoir et agent sur cette Terre, en la personne de notre mère l’Eglise. Tout
marchand chrétien procède de la sorte.
    Si toutes mes journées volées à l’école avaient été
consacrées à d’aussi fructueuses conversations, nul n’aurait trouvé à s’en
plaindre. J’aurais probablement bénéficié d’une meilleure éducation que celle
que me donnerait jamais frère Evariste. Mais, inévitablement, mes flâneries sur
le front de mer devaient me mettre en contact avec des personnes un peu moins
admirables qu’Isidoro le commis.
    Je ne veux pas dire par là que la Riva ait été en
aucune façon une rue de roturiers. Bien qu’elle fourmille d’hommes de peine, de
marins et de pêcheurs à toute heure du jour, on y trouve tout autant de
marchands élégamment vêtus, d’agents de change et autres hommes d’affaires,
souvent en compagnie de leurs épouses fort distinguées. La Riva est en effet
aussi un lieu de promenade prisé. La nuit tombée, lorsque la température
s’adoucit, les jeunes gens à la mode viennent là simplement pour baguenauder et
profiter de la brise de la lagune. Il n’en reste pas moins que, de jour comme
de nuit, rôdent parmi ces gens des rustres, des aigrefins coupeurs de bourse,
des prostituées et autres spécimens de cette engeance que l’on nomme populace.
Parmi eux, à titre d’exemple, les garnements dont je fis la rencontre, un
après-midi, sur les quais de déchargement de cette Riva, lorsque l’un d’eux se
présenta en me lançant un poisson.

 
2
    Ce n’était pas un bien grand poisson, et l’enfant
n’était pas très grand non plus. Il devait avoir à peu près ma taille et mon
âge, et je ne fus nullement blessé lorsque le poisson m’atteignit pile entre
les deux épaules. Mais il laissa une odeur nauséabonde sur ma tunique de soie
de Lucques, but clairement visé par le garçon dont les haillons étaient déjà
saturés de cette puanteur. Il se mit à danser de joie, se moquant ouvertement
de moi, et pointa son doigt dans ma direction en chantant d’un air
narquois :
     
    Un ducato, un ducaton !
    Bùtelo... bùtelo... zo per el cavron [3]  !
     
    Ce n’est qu’un fragment de comptine enfantine que l’on
chante lors de jeux de lancer, mais il avait remplacé le dernier mot par un
autre qui, bien que je n’eusse pas été en mesure, à l’époque, d’en donner
l’exacte signification, me semblait tout à fait être l’insulte qu’un homme peut
lancer à un autre. Je n’étais pas un homme, il n’en était pas un non plus, mais,
à l’évidence, mon honneur était en jeu. J’interrompis sa danse de moquerie en
marchant droit sur lui et lui collai directement mon poing dans la figure. De
son nez jaillit un sang rouge et brillant.
    L’instant d’après, je me retrouvai écrabouillé sous le
poids de quatre autres vauriens. Mon assaillant n’était pas venu se promener
seul sur les débarcadères et n’était pas non plus le seul à détester les beaux
habits que me mettait tante Julia pour aller à l’école. Les planches craquèrent
un instant sous les soubresauts de notre lutte. De nombreux badauds s’étaient
arrêtés pour nous regarder, et les plus frustes ne se gênaient pas pour lancer
des encouragements : « Trouez-lui le cuir ! »,
« Cassez-lui la gueule, à ce minable ! » ou « Fourrez-le
dans son cartable ! » Je luttais avec vaillance, mais je ne pouvais
répliquer qu’à un seul garçon à la fois, alors qu’ils étaient cinq à me rouer
de coups. Bientôt, je me trouvai à bout de souffle, bras immobilisés. J’étais
juste allongé là, en train de me faire démolir et battre comme plâtre.
    — Relevez-le ! commanda soudain une voix
impérieuse, à l’extérieur de notre amas enchevêtré.
    Ce n’était qu’une voix de fausset flûtée, mais son ton
était comminatoire, sans appel. Les cinq garçons cessèrent de me pilonner et,
l’un après l’autre, quoique d’assez mauvaise grâce, s’écartèrent de moi. Bien
que libéré de leur pression, je dus rester encore un moment allongé, le temps
de
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