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Un bateau pour l'enfer

Un bateau pour l'enfer

Titel: Un bateau pour l'enfer
Autoren: Gilbert Sinoué
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PROLOGUE
    Berlin, novembre 1938
    Ruth Singer se leva en sursaut et jeta un coup d’œil affolé au réveil. Qui pouvait faire un tel vacarme en plein milieu de la nuit ? Elle secoua vigoureusement l’épaule de son mari, mais sans trop se faire d’illusions ; pour réveiller Dan, il eût fallu la fin du monde. Quand ils étaient plus jeunes, seule Judith avait eu le pouvoir de l’arracher à son sommeil. Il suffisait d’un sanglot, même étouffé, pour que Dan bondisse hors du lit et se précipite au chevet de leur petite fille. Mais voilà quinze ans que Judith était partie. Aujourd’hui elle était mariée et mère de deux enfants.
    Ruth cria :
    « Dan ! Réveille-toi ! »
    Elle n’obtint qu’un grognement d’ours. Alors elle se leva, gagna la fenêtre et écarta le rideau.
    Dans un premier temps, elle ne vit pas grand-chose. La Sprengelstrasse était déserte, éclairée par la lumière blafarde des lampadaires. Pourtant des cris montaient de quelque part ; des cris ponctués de bris de verre. Une rixe, songea Ruth. Des voyous sans doute. Berlin connaissait des heures troubles. Plus rien n’était comme avant. Rien ne serait plus comme avant.
    Un nouveau cri, déchirant cette fois, la fit sursauter violemment. Alors, elle se jeta sur Dan.
    « Il se passe quelque chose ! Lève-toi. »
    L’homme battit des paupières.
    « Quoi encore ? Un fantôme ?
    — Ne sois pas stupide ! Viens. »
    Tout en parlant, elle tirait sur le bras de son mari.
    « Du calme, du calme… On arrive. »
    Elle l’entraîna jusqu’à la fenêtre et écarta les battants.
    « Écoute… »
    Dan Singer tendit l’oreille.
    Rien. On n’entendait que le floc-floc de quelques gouttes de pluie venues mourir sur l’asphalte.
    Il se tourna vers son épouse en écartant les bras.
    « Tu as encore fait un cauchemar… »
    Il allait regagner son lit lorsqu’un bruit de cavalcade retentit dans la rue.
    Un homme courait.
    Une dizaine d’individus étaient à ses trousses.
    L’homme courait à perdre haleine. On eût dit un animal ; on eût dit des chasseurs.
    « Mais c’est Jakob ! s’écria Ruth. Je le reconnais. C’est Jakob.
    — Jakob ? Tu veux parler de Jakob Felton ? Celui qui a le magasin de primeurs ?
    — Lui !
    — Tu as encore de bons yeux. D’ici, je n’arrive pas à voir ses traits. Il… »
    Dan s’interrompit.
    Un autre groupe venait de surgir à l’autre extrémité de la rue. Le dénommé Jakob était pris en tenaille. Il se jeta contre la première porte et s’y colla avec tant de force qu’on avait l’impression qu’il voulait s’y fondre, se diluer dans le battant, disparaître.
    Maintenant, on pouvait mieux distinguer l’uniforme brun porté par les chasseurs. C’était celui des Sturm Abteilungen. Les SA.
    La meute avait établi sa jonction, elle n’était plus qu’à quelques mètres de Jakob Felton. Et Jakob les fixait, les yeux exorbités. Il tremblait.
    Quelqu’un ricana.
    « Regardez-le. Il va se pisser dessus.
    — Le courage juif », persifla une voix.
    Là-haut, à la fenêtre, Dan Singer serra sa femme contre lui comme si, la protégeant, il espérait protéger Jakob.
    Le premier coup de matraque s’abattit sur le bas-ventre de Jakob.
    Il y eut un deuxième coup. Mais il n’atteignit que le vide. Jakob était tombé à genoux, il s’était recroquevillé comme une feuille qu’une flamme effleure.
    Le troisième coup toucha son crâne. Alors Jakob s’écroula front contre terre. Curieusement, il ne criait ni ne gémissait. Pas le moindre soupir. Il haletait seulement comme un animal blessé. Peut-être priait-il ? Non. Il se murmurait : « Pourquoi, Adonaï [1]  ? Pourquoi ? »
    À présent, les bruits sourds des coups de bottes accompagnaient le son mat des matraques.
    Un filet de sang coulait du front de Jakob. Et le sang rejoignit sur l’asphalte l’eau de la pluie. Sous peu, l’eau et le sang mêlés glisseraient le long du caniveau pour rejoindre celui des coreligionnaires de Jakob Felton qui connaissaient le même sort, à la même heure, dans d’autres quartiers de Berlin et dans d’autres villes d’Allemagne.
    Dan Singer chuchota à l’oreille de sa femme :
    « Rappelle-toi cette date. N’oublie pas… »
    C’était la nuit du 9 novembre 1938.
    En bas, dans la rue, sous la violence des coups, Jakob venait de rendre son âme au Seigneur.
    Ce n’est que le surlendemain que l’on apprit qu’une centaine d’hommes, de
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