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Testament Phonographe

Titel: Testament Phonographe
Autoren: Léo Ferré
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TECHNIQUE DE L’EXIL
    C’est à trop voir les êtres sous leur vraie lumière qu’un jour ou l’autre nous prend l’envie de les larguer. La lucidité est un exil construit, une porte de secours, le vestiaire de l’intelligence. C’en est aussi une maladie qui nous mène à la solitude.
    J’habitais avec des hommes. Aujourd’hui, je m’en soucie, de loin, et quand je marche, seul, dans mes pattes foulant l’herbe j’entends des musiques militaires ou je vois le Spectre de la Rose et le devoir d’oiseau de Nijinski. Une trappe ça s’invente, ça s’apprend. Dans ma trappe aujourd’hui, je vis avec une population car je suis devenu la population. Il suffit qu’un berger passe, avec son troupeau, pour qu’aussitôt je m’identifie au spectacle de la laine bientôt tondue, aux effrois de l’égorgement, aux fourrures prolétaires, aux protestations syndicales, aux carêmes chiffrés. Dans l’association de pareilles idées il y a ce mouvement irréversible de la pensée qui nous domine, ce déroulement totalitaire qui nous soumet à ce qui n’est pas nous, aux mots-pensées qui ne sont pas nos mots, aux racines imposées qui remontent aux calendes indo-européennes et qui maintiennent – au bord de ce que nous voulons bien croire être notre libre arbitre – le psychisme barbare dont nous sommes encore les dépositaires.
    L’exil est une forme de la réflexion. Les philosophes connaissent bien cette solitude de la méditation qui est un exil à portée de conscience. Derrière le regard de certains hommes j’ai vu quelquefois ce silence que rien n’altère, – et dans « altère » il y a « autre » comme un déterminisme socialo-bourgeois qui m’empêchera toujours d’être tout à fait un exilé.
    Si je regarde, je reste seul, j’instruis une image, je suis une machine à perception. Si je contemple, je suis dans l’objet contemplé, donc, regardé. Je ne suis même plus dans le regard, les pôles ont changé. C’est l’objet qui me regarde. Je suis une pierre et, dans mon exil lapidaire, je suis à merci de qui me signifiera que je deviens jouet ou arme de lynchage. Nous sommes en définitive des objets à déplacer pour le confort du regardant.
    Quand on ira plus vite que les voyages nous en aurons terminé avec nos manies déambulatoires. À ma table, assis, je déambule encore par le canal d’un atrium littéraire où je m’use et où je me complais dans cet offertoire où la vanité du verbe le dispute à la fragilité de la connaissance. Je cherche un exil statique, sans yeux, sans mains, sans rien qui m’attache, et ma conscience lacée comme un soulier marche dans le vocabulaire. Je cherche une pensée sans image, sans mouvement, sans mot.
    La grande misère du langage, signifiée à Rimbaud qui trouvait une couleur aux voyelles, nous contraint à une forme de pensée stéréotypée, une pensée « maître d’hôtel » des mots. « Je trouvais une “ odeur ” aux voyelles » pourrait encore dire Rimbaud, A vernis, E menthe, I charbon, O foin, U éther. Et les consonnes ? On pourrait leur trouver un relief, une matière. B gras, C diaphane, D osseux, F papier bible, ou bien des sons , des fréquences d’oiseaux, des graves moelleux, un médium tranquille. L’alphabet passé par tous les sens. Rimbaud le prévoyait. Alors, nous pourrions peut-être entrevoir une littérature d’Unique. La littérature sans mots. Une littérature qui se mangerait, qu’on respirerait, qu’on verrait, qu’on toucherait, qu’on entendrait. Alors pourrait commencer la vraie solitude, ce pour quoi nous vivons : vivre dans les grandes largeurs, en face de problèmes simplifiés par des moyens d’appréhension originaux. Il faut que je puisse me regarder dans la fontaine sans faire de littérature. Or, j’en fais.
    Dans l’exil du miroir je fais de la littérature. Je suis une double question, un double désespoir. J’entre dans la légende de Narcisse. Je me poursuis. Je m’adopte. Je m’adore et je me tue. Quand je quitte Valéry je me coiffe et surveille mes tempes. J’éteins la lampe et j’y vois autant que dans un miroir à la Vermeer, la nuit. Un tableau dans la nuit n’existe pas. Un miroir non plus, ni moi. J’ai besoin du jour, de cette lumière qui se casse et qui me reflète un cadeau, une photo mouvante dans laquelle j’imagine être un autre me regardant. Si je me lâchais dans cette eau inventée, si je me voyais partir dans le fond de cette
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