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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres
Autoren: Alphonse Daudet
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des gens disent que ce soir
Rochefort distribuera quatre mille revolvers dans ses bureaux. Deux
cent mille hommes, enfants ou femmes, les quartiers bourgeois, tous
les faubourgs se préparent pour la grande manifestation du
lendemain ; il souffle un vent de barricades, et, dans la
tristesse du jour tombant, on entend ces bruits indistincts,
précurseurs des révolutions, qui semblent les craquements sourds
des ais d'un trône.
    À ce moment, je rencontrai un ami sur le
boulevard. « Ça va mal, lui dis-je. – Très mal, et le plus
bête, c'est qu'
en haut,
ils ne se doutent pas de la
gravité de la chose. » Puis, passant son bras sous mon
bras : « Émile Ollivier te connaît, viens avec moi place
Vendôme. »
    Depuis qu'Émile Ollivier y était entré, le
ministère de la justice avait perdu tout caractère de pompe et de
morgue administrative. Prenant au sincère son rêve d'Empire
démocratique et libéral, vrai ministre à l'américaine, Ollivier
n'avait pas voulu habiter ces vastes appartements, ces hauts
salons, brodés d'abeilles, timbrés et chargés selon lui de trop
autocratiques dorures. Il occupait toujours, rue Saint-Guillaume,
son modeste logement d'avocat-député, et arrivait chaque matin
place Vendôme, une grande serviette bourrée de papiers sous le
bras, avec sa redingote et ses lunettes, comme un homme d'affaires
qui va au Palais, comme un brave employé qui se rend pédestrement à
son bureau. Cela le faisait mépriser un peu par les garçons et les
huissiers. Porte grande ouverte, escalier désert ! Huissiers
et garçons nous laissèrent passer, ne daignant pas même nous
demander où nous allions, ni qui nous cherchions, témoignant
seulement par un air dédaigneusement résigné et une certaine
insolence correcte d'attitude combien ils trouvaient ces mœurs,
familières et nouvelles contraires aux belles traditions et
éloignées de l'idéal administratif.
    Dans un grand cabinet haut de plafond, large
ouvert sur deux vastes portes-fenêtres, un de ces cabinets d'aspect
triste et froid où tout est vert, mais de ce vert bureaucratique
des cartons verts et des fauteuils de cuir vert qui est à la belle
verdure des forêts ce qu'un papier timbré est à un sonnet sur
vélin, ce que le cidre est au champagne, – le ministre était seul,
adossé contre la cheminée, à son poste, dans une attitude
d'orateur. La nuit venait. Des garçons apportèrent de grandes
lampes tout allumées.
    Mon ami avait dit vrai, on ne se doutait de
rien
en haut
 ; les bruits de la rue n'arrivent
qu'indistincts sur ces cimes. Émile Ollivier, avec l'infatuation
naturelle doublée d'une certaine façon myope de voir, qui
caractérise l'homme au pouvoir, nous déclara que tout allait pour
le mieux, qu'il était au courant des choses ; il nous montra
même le billet écrit par Pierre Bonaparte à M. Conti, qu'on
venait de lui communiquer, billet sauvage et féodal, bien dans la
tradition italienne du seizième siècle, commençant ainsi :
« Deux jeunes gens sont venus me provoquer… » Et se
terminant par ces mots : «…Je crois que j'en ai tué
un ».
    Alors je pris la parole et je racontai ce que
je croyais être la vérité, parlant, non en politique, mais en
homme, disant l'effervescence des esprits, l'exaspération de la
rue, l'alternative inévitable d'une prise d'armes ou d'un courageux
acte de justice. J'ajoutai que Fonvielle et Noir me semblaient,
comme à tous, certainement, incapables d'avoir voulu tuer ou
frapper le prince chez lui ; que je les connaissais, Noir
surtout, et combien m'était sympathique ce grand garçon inoffensif,
presque un enfant encore, étonné lui-même de ses succès parisiens
et fier de sa précoce renommée, cherchant à force de travail à
conquérir ce qui lui manquait en fait d'instruction première, et
dont la plus grande joie était de se faire apprendre par un ami
quelque courte citation latine, avec la manière de l'introduire
adroitement, à propos de n'importe quoi, dans la conversation,
histoire d'étonner, le soir, par cet étalage d'érudition, J.-J.
Weiss, alors au
Journal de Paris
, qui lui enseignait
l'orthographe.
    Émile Ollivier m'écouta attentivement, l'air
pensif et décidé, puis, quand j'eus fini, après un silence, il
prononça d'une voix fière cette phrase que je rapporte
textuellement : « Eh bien ! Si le prince Pierre est
un assassin, nous l'enverrons au bagne ! »
    Au bagne, un Bonaparte ! C'était bien là
le mot d'un garde des
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