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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux
Autoren: Jean Rouaud
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qu’il lui en coûte d’annoncer à cet ami qu’il ne se
réjouira pas avec lui de son bonheur du jour. Mais c’est bien elle, ce pouvoir
à distance. Peut-être craignait-elle qu’il n’y retrouve sa première fiancée,
continuons de l’appeler Emilienne, une vraie beauté blonde, épanouie, à côté de
laquelle notre petite maman, époque Tanagra, ravissante et menue, certainement
beaucoup moins familière des choses du sexe, craignait sans doute de ne pas
faire le poids – et que le désir repoussé à la nuit promise ne
flanche devant la belle opulente.
    Mais c’est bien elle, un trait de son caractère, communément
répandu, en fait, mais que les siens aillent selon son idée du droit chemin,
sur lequel il n’est guère permis de folâtrer. Et pourtant, faut-il lui rappeler
que le seize septembre mil neuf cent quarante-trois, à Nantes, elle fit l’école
buissonnière et sécha son cours de comptabilité – et sans les
bombardements funestes sous lesquels on déplora trois mille morts, ce jour-là,
on n’en aurait jamais rien su, ce qui s’appelle, ce fâcheux concours de
circonstance faisant intervenir rien moins qu’une guerre mondiale pour dénoncer
cette légère incartade, jouer de malchance – pour assister à la
projection du « Comte de Monte-Cristo » au cinéma Le Katorza, dont la
salle fut pulvérisée par les forteresses volantes américaines, et elle à deux
doigts d’y passer, ne devant son salut qu’à son cousin Marc (et non pas, comme
précédemment affirmé, son cousin Freddy, qui disparut après avoir mis enceinte
la femme d’un prisonnier de guerre, et mourut sur les routes allemandes, Marc
m’envoyant un humble rectificatif : C’est moi qui ai sauvé ta mère, ce
n’est pas Freddy), qui, après l’avoir perdue dans la panique suivant les
premières explosions, la retrouve hagarde au milieu de la foule affolée, et
l’entraîne dans un abri aménagé dans les caves du café Molière, place Graslin.
Ainsi nous savions que nous étions des miraculés, que notre vie n’avait tenu
qu’à la lucidité et au courage du cousin, et donc qu’elle commençait là, notre
vie, à la sortie de l’abri, après que les sirènes eurent annoncé la fin de
l’alerte, et que les emmurés eurent entamé la remontée hors de la cave par
l’étroit escalier encombré dans sa partie supérieure de gravats et de moellons
qu’il leur fallut dégager avant de retrouver l’air libre, et là, le choc, non
pas devant les immeubles écroulés, les rues éventrées, mais devant la
disparition des couleurs, une ville uniformément grise, comme si au lieu des
bombes était tombée une pluie de cendres, de sorte que notre vie commençait là,
dans ce monde de grisaille, pour lequel nous savions qu’il convenait d’apporter
sa palette, comme en prévision d’un pique-nique on apporte son manger.
    Et tout cela, ce prix exorbitant, pour les beaux yeux de
Pierre-Richard Wilm (et non Pierre Blanchard, mais la confusion vient d’elle,
ce qui laisse à penser qu’un tel traumatisme rend la mémoire confuse, ou
simplement qu’elle préférait Pierre Blanchard à Pierre-Richard Wilm, et
d’ailleurs on ne lui demande pas d’être la mémoire du cinéma, c’est son
témoignage qui importe, et donc va pour Pierre Blanchard) dans le rôle de
Monte-Cristo, film qu’elle ne vit qu’après la guerre, la séance ayant été
brutalement interrompue par le hurlement des sirènes au moment du défilement du
générique d’ouverture. Et quand il lui arrivait d’évoquer ce jeudi noir, outre
cette pluie de cendres sur la ville, elle revenait inlassablement à ses pensées
du moment dans l’abri alors qu’à chaque explosion la voûte au-dessus de leurs
têtes tremblait de toutes ses pierres, libérant un peu de poussière sur ces
prisonniers volontaires, et qu’elle se demandait si elle avait choisi le bon
endroit, si le salut n’était pas plutôt à cet emplacement, là-bas, ou là, ou
ici, et que la seule façon de le savoir était d’en sortir vivant, ce qui oblige
donc de s’en remettre exclusivement au hasard, ou à la grâce de Dieu, ce qui
implique, selon les options de chacun, d’avoir tiré un bon numéro à la loterie
du vivant, ou d’être dans les petits papiers du Très-Haut. Mais prier, non, ça
ne lui est pas venu à l’idée, alors que d’autres dans les mêmes circonstances
récitent dans le désordre un acte de contrition, le bénédicité, et la liste
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