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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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tombée, surtout, quand la ville se laissait aller au
plaisir de vivre, les cafés bondés, certaines rues étroites transformées en
fleuves de lumière où semblaient se former et se suivre à l’infini des couples
et des couples innombrables, si bien enlacés que leur marche commentait déjà, avec
une impudeur délicieuse, leurs étreintes dans les chambres étouffantes de
toutes ces rues hantées de soupirs jusqu’à l’aube, quand nous dévalions par
groupes le long des ramblas, fronts levés, pleins de la musique des idées, – ce
remords de n’être point moi-même un guetteur, d’être malgré moi si avare de mon
sang, de ne prendre aucune part à la souffrance illimitée des multitudes
poussées à la tuerie, me tenaillait, aiguisé par une révolte contre l’inconsciente
félicité de cette ville.
    Nous étouffions, une trentaine, à l’imprimerie Gaubert y
Pia, de sept heures du matin à six heures et demie du soir. Des gamins maigres,
nus sous les salopettes flottantes, traversaient l’atelier, portant entre leurs
minces bras bronzés, pareils à des câbles de chair, les lourdes formes. Au fond
de l’atelier, des plieuses en sueur, aux lèvres moites, aux grands yeux noirs
dont les regards obliques vous frôlaient longuement au passage, répétaient sept
mille fois par jour le même geste, dans le roulement des machines. Le mouvement
des machines s’achevait dans les tiges de leurs corps. J’alignais les
caractères sur le composteur et la fatigue montait dans mes membres, accablante
à partir de trois heures, pendant la grande chaleur du jour. Vers quatre heures
l’attention mécanique fléchissait, des images visuelles, nées dans les replis
secrets du cerveau, s’imposaient à moi comme dans une cellule de prison. Je
traversais en vain l’atelier pour aller boire l’eau fraîche au canti que
l’on élève à deux mains au-dessus de la tête pour recevoir dans la bouche un
jet dru pareil au jet d’une fontaine. Le toit de tôles ondulées nous protégeait
mal contre un soleil implacable.
    C’est dans ces heures-là que mon voisin Porfirio, saisissant
l’instant où le patron, el señor Gaubert, se tournait dans son cabinet de verre,
vers un visiteur, me touchait l’épaule d’un doigt sec comme une baguette.
    – Hé, Ruso (Russe) !
    Grand, sec, nu sous le coutil bleu, Porfirio avait une large
face noiraude de singe intelligent, grêlé par la petite vérole. D’affreuses
dents jaunes qui semblaient cassées bordaient sa bouche noire dont le sourire
grimaçant, élargi jusqu’aux oreilles, était fraternel. Ce n’était pas un
camarade, à vrai dire, pas même un syndiqué (nous étions deux syndiqués sur
trente imprimeurs et typos, chez Gaubert y Pia, mais les autres nous valaient
bien pour la solidarité, nous le savions et ils le savaient ; il ne s’intéressait
qu’aux courses de taureaux. Ses yeux étaient de braise noire :
    – Hé ! Ruso ! Que dices de
la revolución  ? (Que dis-tu de la révolution ?)
    Les dépêches des journaux se suivaient, donnant sur les
grandes journées de Pétrograd une profusion de détails surprenants. Je vois
encore Porfirio, exalté, comme ivre, la Vanguardia largement dépliée, sous
un réverbère, relisant à haute voix, avec des accents de délire, des lignes relatant
comment à l’appel du sous-officier Astakhov (demeuré à peu près inconnu en
Russie) le premier régiment s’était joint au peuple insurgé dans une rue de
Pétrograd… « Magnifique ! » disait Porfirio, d’une voix
assourdie par l’émotion ; et il rassemblait du geste les copains sortant
de l’atelier ; Trini, Quima, Mercedes, Ursula, les plieuses se joignaient
à notre groupe, leurs épaules soudain étroites, leurs visages soudain graves, ainsi
que sous un grand vent froid, virilisant.
    C’est par lui que j’appris quel espoir démesuré mûrissait
dans les quartiers pauvres de la ville. C’était pendant l’interruption du
travail de midi. Je suivais une rue désolée sans un rai d’ombre et je pensais
vaguement que la vie pouvait être brûlante, aussi nue, aussi vide. Sahara. Porfirio
me rejoignit. Je vis tout de suite, à l’élasticité de son pas, à la mobilité
dansante de ses traits, qu’il avait quelque chose d’extraordinaire à m’apprendre.
    – Tu sais, dit-il, les grévistes de Sabadell ont gagné
la bataille.
    Il pivota devant moi sur ses talons et s’arrêta net, les
deux mains sèches sur mes épaules.
    – Tu
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